Chapitre 1 — La Forêt de Jade

9 minutes de lecture

  La lumière matinale projetait une danse kaléidoscopique de points incandescents derrière ses paupières closes. Assise à la table en chêne de la pièce à vivre, Lilith profitait du rayon de soleil qui perçait par la fenêtre et du calme ambiant pour ne penser à rien. Elle préférait se concentrer sur le frisson très agréable qui parcourait son corps à mesure que la chaleur de son bol de thé enveloppait ses mains. Lilith aimait les matins calmes mais avec des parents qui se levaient aux aurores et une sœur, Agata, qui affectionnait les discussions très – trop – matinales, ils étaient rares.

  Un peu comme si un exemple valait mieux que mille mots, la porte qui donnait sur le jardin de derrière s’ouvrit brusquement. Héléna, sa mère, en franchit le seuil, les bras chargés d’une corbeille pleine de linge. Seuls ses jambes et ses cheveux indomptables dépassaient de cette montagne de tissu. La corbeille atterrit dans un bruit sourd sur la table et le visage rose de ce petit bout de femme apparut. Dans un souffle, elle remit en place la mèche qui avait l’audace de lui tomber sur le nez puis adressa un immense sourire à sa fille.

  Lilith remarqua tout de suite qu’elle portait déjà son tablier aux couleurs de la Cérémonie de la Révélation. Instantanément, elle sentit une boule peser dans son estomac. Chaque année, le quarante cinquième jour de la Saison Rose, les six royaumes de l’Ensemble organisaient leur cérémonie. Instauré après le Soulèvement, cet événement permettait aux jeunes âgés de vingt ans d'obtenir leurs pouvoirs; de se Révéler.

  En temps normal, Lilith aurait adoré participer aux préparatifs et aurait été impatiente d’être au lendemain. Mais cette année, elle ne serait plus simple spectatrice. Elle avait vingt ans. C’était à son tour de boire à la Source et de se présenter devant les Reliques. Cette simple pensée la rendait nauséeuse. Tout ce qui lui rappelait qu’elle serait au centre de l’attention avait le don de lui donner des sueurs froides. Le tablier gris et or de sa mère en faisait partie.

  Héléna, toujours souriante, vint s'asseoir en face de sa fille dans un soupir de satisfaction.

— Voilà une bonne chose de faite !

— Une seule ? Qui êtes-vous et qu’avez vous fait de ma mère ?

— Oh si seulement ! Tu sais bien que quand tout est fait à la maison, c’est l’atelier qui requiert ma présence, dit-elle en plantant ses yeux dans ceux de Lilith. En parlant de ça, est ce que tu ne pourrais pas venir aider ta pauvre petite maman en fin d’après midi ? J’ai encore ce qui me semble être un millier de faire-part à terminer, j’ai l’impression que je ne m’en sortirai jamais.

— J’ai déjà entendu ça quelque part ! Mh laisse moi réfléchir… Ah oui, ici même, l’année dernière ! Et puis l’année d’avant aussi ! Et encore l’année d’avant ! Et encor-

— Oui, d’accord, ça va j’ai compris, pouffa-t-elle en lançant une tape sur le bras de Lilith.

— Je viendrais, ne t'inquiète pas. Il n’y a pas de raison du contraire de toute façon.

  Lilith but une gorgée de son thé. Le goût acre du liquide froid la fit grimacer. Elle pensa que cela devait être le sortdes rêveurs. Boir leur thé froid.

— Merci ma chérie ! répondit Héléna en se dandinant sur sa chaise. Alors dis moi, qu’est ce que tu comptes faire de ta dernière journée comme An-

— Non ! lança-t-elle en se levant d’un bond. Non… s’il te plaît, ne le dis pas ! J’ai même pas envie d’y penser. Pour moi, c' est un jour comme les autres et je ne vais rien changer à d’habitude.

  Elle déposa son bol dans la bassine de faïence salles sous la fenêtre et passa dans le dos de sa mère pour déposer un baiser sur sa joue. Elle alla décrocher sa sacoche lourde de livres qui pendait à un des crochet près de la porte, restée grande ouverte.

— Je vais tranquillement aller me promener en forêt, prendre le temps de parler avec moi-même, profiter du grand air de la saison rose, loin de toute la folie de la Tanière et peut-être, je dis bien peut-être, qu’après je reviendrais me fondre dans la civilisation.

Elle n’attendit pas la réponse de sa mère et disparut à l'extérieur.

— N’oublie pas ta pauvre mère surchargée de travail, lança Héléna le plus fort possible dans l’espoir de se faire entendre.

  Lilith traversa le potager en prenant soin de ne marcher que sur les dalles en relief. Une fois au portillon, elle se pencha et cueillit une tige de queue de lièvre qu’elle s’amusa à passer sur ses joues. La douceur de la fleur était celle d’un museau de chaton. Cette routine matinale lui venait de son père, quand elle l’accompagnait encore aux écuries. L’arrière de la maison des Dartleen donnait dessus ainsi que sur deux grandes prairies. L’une servait à Tomàs, son père, comme d’enclos pour son troupeaux. Un groupe de chevaux était d’ailleurs regroupé autour d’un monticule de foin et quelques autres se prélassaient à l’ombre des arbres. Aucun d’eux ne fit attention à Lilith quand elle longea la barrière vers l’autre champ, laissé en jachère. Aussi loin qu’elle puisse s’en souvenir, personne n’avait jamais pris la peine d’entretenir cette parcelle de terre à tel point que les herbes hautes avaient pris leurs aises. Au milieu de la végétation, Lilith disparaissait complètement. Entre les fleurs qui n’avaient de cesse de s’emmêler, elle ne pouvait pas voir plus loin que ses bras tendus pour se frayer un chemin. Arrivée de l’autre côté, ses cheveux étaient remplis de pétales et de pollen.

  Devant elle, la Forêt de Jade se dressait haute et fière. Elle s’assit un instant pour retirer ses bottines et essaya de les fourrer tant bien que mal dans sa sacoche avant de pénétrer dans son refuge. Elle arpentait ce lieu depuis qu’elle savait marcher. Elle le connaissait sur le bout des doigts et les yeux fermés. Sous ses pieds nus, le tapis de mousse humide lui donnait la sensation de flotter sur une mer de nuage. Chaque recoin en était recouvert. De temps à autre, Lilith s'arrêtait pour grappiller quelques baies sucrées dans les buissons et chaque fois, elle entendait sa grand-mère lui murmurer à l’oreille « Fais toi plaisir ma petite chérie, la gourmandise est la plus belle de toutes les faiblesses ».

  La forêt devait son nom aux pierres de jade éparpillées un peu partout dans les fourrés. Lorsque Lilith s’en approchait, elles s’illuminaient d’une lueur verte pâle à la manière de centaines de phares décidé à lui montrer la voie. Elle s’amusait à les suivre à cloche-pied, un peu comme un enfant chasserait les lucioles. Dans la canopée, des oiseaux virevoltaient entre les raies de lumière filtrées par le feuillage. Ils exécutaient un ballet de plumes multicolores sur un fond de cacophonie orchestrale. Dans la brise qui tournoyait, le chant de Veïa, Mère-Nature, venait se mêler au leur. Cette mélodie cristalline, produite par les fleurs de l’Arbre Éternel, donna le sourire à Lilith. Les yeux levés vers la voûte, elle admirait les arbres immenses. Leurs cimes verdoyantes pointaient vers le ciel en donnant l’impression de vouloir y accrocher leurs feuilles en guise d’étoiles.

  Après quelques minutes de marche, le sol prit l’aspect d’une mer agitée par la houle. Autour de Lilith, les arbres se raréfièrent et une clairière se forma. Au centre, comme un bijou dans son écrin, trônait l’Arbre Éternel. Lilith s’arrêta, le souffle coupé. Dans sa poitrine, son cœur s'emballa. Le regard figé sur ce spectacle, elle essuya la larme qui venait de couler sur sa joue. Ce sanctuaire, source de la vie, était le trésor de l’Ensemble.

  Le tronc de ce roi végétal était bien dix fois plus large que ceux qui l’entouraient. Il était couronné de centaines de branches et de fines ramifications qui lui tombait tout autour comme une pluie de cheveux. Elles étaient recouvertes de milliers de petites fleurs, qui en cette saison, étaient roses. Délicatement, au gré du vent, elles se balançaient. A chaque mouvement, Lilith pouvait entendre le tintement des cristaux qui étaient nichés à l’intérieur. Mère Nature chantait.

  Lilith n’était pas venue dans le Sanctuaire de Veïa depuis qu’elle en avait fait la promesse à Diane alors qu’elles avaient tout juste sept ans. Aujourd’hui, le besoin de venir se recueillir était plus fort. Demain, elle allait vivre l’un des moments les plus importants de sa vie. Elle allait se Révéler et la boule dans son estomac continuait de grossir à mesure que les heures passaient. Malgré l’angoisse que lui procurait cet évènement, elle n’avait pas eu la force de se confier à sa mère. Ni même à sa sœur ou à sa grand-mère. Quelque part, elle avait peur du jugement et elle se sentait honteuse de ne pas réussir à profiter des préparatifs, comme tout le monde.

  Elle passa à travers le rideau de branches et s’avança vers l’autel érigé en l’honneur de Veïa. Au pied de l’arbre, une statuette en argent était posée sur un lit de fleurs de toutes sortes. Dans ses mains, reposait un petit arbre sur lequel son regard était délicatement posé. Son visage renvoyait une douceur maternelle. C’est exactement ce que venait chercher Lilith: une oreille douce et une âme pure à qui s’ouvrir. Agenouillée, elle sortit de sa sacoche une poignée de baie qu’elle avait gardé et la déposa à côté des offrandes d’autres Mad’Allaidhiens.

— Veïa, Mère Nature, créatrice de toute vie et protectrice de l’Ensemble, accepte ce présent et reçoit ma parole.

Lilith posa son sac à côté d’elle et s’adossa contre une racine.

« Reste plus qu’à espérer que de simples baies suffisent à me faire pardonner pour toutes ses années où je ne t’ai parlé que depuis ma chambre. « Pourquoi changer ? », tu me diras ? Je crois que je me pose la même question. Pourquoi est-ce que ça devrait changer ? Pourquoi est-ce que JE devrais changer ? soupira-t-elle, en faisant rouler deux petites pierres de jade luisantes dans ses mains. J’ai beau avoir assisté à toutes les Cérémonies des dix dernières années, savoir exactement comment ça se passe, je suis morte de peur à l’idée d’y participer à mon tour. Déjà parce que mine de rien il y a toujours un monde fou qui vient y assister, c’est quand même intimidant. Et puis… Je pense aussi que j'ai simplement la trouille de découvrir ce que je suis. Entre papa qui rêverai que je sois Healer et Mamie Sha qui te prie vingt fois par jour pour que tu fasses de moi une Mage – oui, je suis au courant – je ne sais plus trop quoi penser. Papa a toujours eu la certitude que je pourrais reprendre l’élevage et sillonner l’Ensemble avec lui. Pratiquer des Transferts ou confectionner des remèdes. Alors oui, c’est certain que j’adorerais voyager. Découvrir chaque royaume, rencontrer chaque espèce et en apprendre davantage sur eux. J’ai beau avoir écumé tous les livres de la bibliothèque de Maodana, je n’ai pas appris grand chose. Et surtout, rien ne vaut une véritable aventure et certainement pas des pages jaunis dans de vieux manuscrits. Mamie Sha, elle, c’est parce qu’elle meurt d’envie de transmettre tout ce qu’elle sait sur la magie à quelqu’un. Mais finalement, que se soit Agata ou moi qui possédions le don des Mages, elle sera heureuse. Moi… Je ne sais pas. Je crois que ce que j’aimerais surtout, c’est être comme maman. Heureuse !

  Elle ramassa une fleur éternelle qui venait de tomber sur sa jambe et souffla doucement sur le cristal accroché au centre. Le son délicat du Chant de Veïa s'éleva un instant comme une caresse de réconfort. Pendant ce qui lui sembla être des heures, Lilith prit le temps de défaire chaque nœud que l’anxiété avait fait dans son ventre. Elle parla de l’anniversaire de sa sœur qui avait eu lieu quelques jours plus tôt et du cerisier qu’elles avaient planté ensemble pour l’occasion. De sa grand-mère qui avait encore essayé de se teindre les cheveux à l’aide de la magie, sans grand succès et de sa mère qui ne parlait plus que de ses nombreuses commandes de faire-part.

  Quand elle passa la tête derrière le voile de fleur car elle eut l'impression que quelqu’un approchait, Lilith constata que la matinée était déjà bien entamée. Le soleil n’allait pas tarder à être à son zénith. Il faisait ressortir toutes les nuances de vert de la forêt qui ressemblait à une pierre précieuse. A cette heure-ci, une veille de Cérémonie, les rues de la Tanière – capitale du royaume de Madadh-Allaidh – seraient noires de monde mais comme chaque année, les meilleurs maraîchers et confiseurs du royaume seraient présents. Il ne lui en fallut pas plus pour décider de partir. Lilith ramassa son sac, jeta un dernier regard vers l’autel et se dirigea sur le sentier.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Mademoiselle_A ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0