village

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Après avoir investi à faim perdue dans la totalité d’un stock de « fromage chaud », nous retournons à la gare routière. Bref conciliabule avec le préposé au guichet et nous voilà partis pour un hameau typique de l’intérieur des terres.

Petit à petit, le paysage change, nous traversons une verte succession de collines douces, réveillée de temps à autre par le feu d’artifice d’un bouquet de bambous. En fin d’après-midi, l’autobus nous dépose à São Gonçalo de Rio das Pedras, petit village du bout du monde. Au vrai sens du terme, le chauffeur doit manœuvrer sur la place en cul-de-sac pour faire demi-tour.

Autour de nous, simples et proprettes, une quinzaine de maisons basses. Les aplats multicolores des encadrements tranchent sur le blanc chaulé des murs et donnent à la rue un petit air d’arc-en-ciel. Les bâtisses sont délicatement posées sur une pelouse d’herbe grasse, perpétuellement tondue par de placides vaches à bosses. En arrière, un cirque de montagnes basses entoure le village, frise vert-de-gris soulignant un ciel d’un bleu... très, très bleu.

À voir les bovidés se balader au gré des courants d’herbe tendre, je prends conscience d’une chose importante.

– J’ai faim !

Face à moi, une antique plaque Coca-Cola en métal bosselé dépareille un mur. Difficile d’être à la fois si loin et aussi collé au monde moderne. La plaque est blanche, chaulée de frais comme toute la façade, de quoi donner des idées au service publicité de la marque. Elle n’en est pas moins l’enseigne d’un de ces délicieux établissements, mélange de bar, d’épicerie et de centre social.

J’entre.

Le comptoir en bois brut, patiné par l’usage et l’encaustique, brille doucement sous la lumière filtrant d’une fenêtre latérale. Le maître des lieux lève un bref regard vers moi. Des cheveux blancs coupés court, un visage en lame de couteau, la lèvre creusée en gouttière par l’abus de cigarette. Sa chemise, aux plis aussi impeccables que le rangement de son magasin, me fait penser à un militaire à la retraite. Son salut, d’un haussement sec de la tête, me le confirme.

Après m’avoir classé dans la catégorie touriste, il retourne servir une mamie dont la tête arrive tout juste au niveau du comptoir. Elle n’a pas fait attention à mon entrée et continue d’empiler des provisions dans son sac en osier. Des légumes notamment avec, trônant au sommet, une main de bananes-pommes.

Ce truc est un vrai délice, je sais déjà ce que je veux manger.

Pour patienter, j’écoute d’une oreille distraite le militaire épicier faire un rapide calcul et donner son compte à la grand-mère. Elle se retourne, m’avise et me fait un grand sourire édenté accompagné d’un chaleureux signe de tête. Surpris je me trouve un peu gauche, tentant de lui renvoyer le salut le plus jovial possible. J’ai un faible pour les mamies en général, elles me rappellent la mienne. Celle-là, j’ai carrément envie de la prendre dans mes bras pour lui faire un gros câlin. Décidément, je voudrais adopter la moitié de la population de ce pays. Elle paye, récupère ses affaires et passe devant moi, avec toujours un grand sourire sur les lèvres.

C’est mon tour, je me penche par-dessus le comptoir et, à la manière locale, désigne les bananes-pommes de l’index, suivi d’un pouce vers le haut. J’en veux une main. L’épicier me sert, je lui fais signe que je ne veux rien d’autre et il m’annonce mon compte… Exactement la même somme que la mamie a payée pour son panier de provisions.

En tant que touriste, je trouve normal d’être considéré comme un revenu d’appoint. Je demande juste que la personne qui me ponctionne le fasse avec un minimum de finesse. Sinon je le prends mal :

– Vous croyez que je ne sais pas compter ? La vieille est partie avec un sac plein de provisions pour le même prix !

La réaction de l’épicier est curieuse, au lieu du larron pris la main dans le sac, il a la tête du gars qui ne comprend pas de quoi je veux parler. Je vais pour lui expliquer plus précisément ma façon de penser, quand sa mâchoire se décroche enfin pour me répondre :

– Mais… tu peux payer, toi, non ?

Dans mon esprit de touriste furibard, une lumière clignote. Je m’immobilise une seconde, laissant à sa phrase le temps de pénétrer mon cerveau…

Et je réalise soudain, que de l’autre côté du comptoir se tient le sosie de Karl Marx. Pas le genre théoricien bavard et barbu, non. Un socialiste de base, un vrai, un pratiquant. Et il vient de me faire, grandeur nature, une démonstration de redistribution sociale. Démonstration qui n’a coûté, au riche voyageur que je suis, qu’une ou deux poussières d’euros. Autant dire, rien, en comparaison de la leçon reçue.

Le plus discrètement possible, je range ma colère de touriste outragé et, tout penaud, je m’acquitte de la somme demandée. Ce n’est pas la première fois de ma vie que j’ai honte de ma grande gueule, ni sûrement la dernière. Pourtant, à chaque fois que je repense à cette histoire, j’ai les yeux qui piquent.

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