Chapitre 49
Carcassonne, Aude & Dourgne, Tarn
Ange avait déposé Julie chez les Loubennes le lundi matin vers dix heures. Il était en route avec Philippe vers Carcassonne. Il y avait un peu plus d’une heure de route, mais ils n’avaient rendez-vous qu’à onze heures trente avec le Docteur Marty, le chef du service Orthopédie et Traumatologie. Philippe l’avait contacté le vendredi précédent pour le prévenir de sa visite et lui demander de préparer, dans la mesure du possible, le dossier de Béatrice Moreau.
Le centre hospitalier de Carcassonne est un ensemble récent, construit un peu à l’extérieur de la ville. Ange n’aurait pas eu de mal à trouver une place pour se garer sur l’un des grands parkings destinés aux visiteurs, mais il préféra laisser sa voiture plus près de l’entrée, le signe « Police » sur le pare-soleil bien lisible.
— On aurait pu marcher un peu, protesta Philippe pour la forme, sachant que c’était peine perdue.
Il se présenta à l’accueil et se fit indiquer le bureau du Docteur Marty. La réceptionniste décrocha son téléphone et après une brève conversation, leur précisa que le Chef de Service était encore au bloc opératoire.
— Puisque vous êtes médecins, vous pouvez le rejoindre. C’est au premier sous-sol. Prenez l’ascenseur, juste en face. C’est fléché.
Ange se garda de la reprendre pour sa méprise et suivit Philippe d’une démarche assurée.
— Je n’ai jamais mis les pieds dans un bloc opératoire, même pas comme patient.
— Ne t’inquiète pas, on ne va pas en salle d’opération. Je suppose qu’il nous attend dans sa salle de repos. Il faudra quand même que tu te changes. Les filles adoreraient te voir en tenue de bloc.
— On fera un selfie.
— Tu fais comme moi et tu ne touches à rien.
— OK, Watson.
Le docteur Marty était un homme sympathique, d’une cinquantaine d’années, au visage hâlé. Comme Philippe l’avait prévu, il les reçut dans un petit bureau dans lequel il était occupé à examiner un jeu de radiographies.
— Un col du fémur ? demanda Philippe.
— Oui, une femme âgée qui est tombée d’une chaise, chez elle hier soir. Elle voulait attraper un paquet de pâtes en haut d’un placard. Elle ne pouvait pas les ranger en bas ? Comme nous sommes en effectifs réduits, c’est moi qui m’y colle. C’est pour ça que je vous reçois ici.
— Je te remercie d’avoir pris un peu de ton temps pour nous. Nous nous intéressons à une femme nommée Béatrice Moreau. Elle a été victime d’un accident de la circulation et a été admise ici.
— Pas précisément ici, corrigea Marty, ce bâtiment n’était pas encore construit à cette période, mais ça n’a pas d’importance, nos archives ont été entièrement numérisées. Tout est accessible depuis cet ordinateur. Je n’étais pas en poste, à cette date, mais je pense que ma chef de bloc était déjà présente. Si vous avez besoin d’informations complémentaires, n’hésitez pas à la faire appeler. Elle est prévenue de votre visite. Si vous avez des difficultés à naviguer dans le système, vous pouvez aussi lui demander de l’aide. Je vais vous laisser travailler, je ne vous serais de toute façon pas d’une grande aide. Je vais aller m’occuper de Mamie, conclut-il en montrant la radio affichée. Même si vous n’avez pas besoin de ses services, prévenez Magali quand vous aurez terminé.
— Je te remercie, répondit Philippe à son confrère.
Le dossier de Béatrice Moreau était déjà ouvert sur l’écran. Philippe commença par un document de synthèse résumant le diagnostic effectué lors de son arrivée au service des Urgences. La jeune femme avait été conduite à l’hôpital par les sapeurs-pompiers de Castelnaudary vers trois heures du matin. Elle était consciente et le médecin urgentiste avait indiqué qu’elle souffrait probablement de fractures au niveau du membre inférieur et d’une luxation de l’épaule.
Suivaient plusieurs radios montrant une double fracture tibia-péroné, sous divers angles, ainsi que plusieurs clichés de l’épaule.
Le dossier expliquait que la patiente avait été amenée au bloc de traumatologie où l’épaule avait été remise en place, et les fractures réduites par ostéosynthèse. D’autres radios montraient les plaques posées.
— C’est bien fait, remarqua Philippe.
Il parcourut ensuite rapidement les quelques pages sur les suites opératoires et remarqua une note en bas de page. Il cliqua sur le lien qui le renvoya vers un autre rapport, à l’en-tête du service de gynécologie-obstétrique.
— Béatrice Moreau était enceinte au moment de l’accident, commenta-t-il à l’attention du commissaire qui écoutait de l’autre côté du bureau. Elle a fait un avortement spontané, le lendemain de son admission. Sa grossesse ne datait que de deux mois.
— Pourquoi ne nous a-t-elle rien dit de tout ça ? demanda Ange.
— Ça a dû être un choc psychologique violent pour elle. Sa santé mentale avait déjà été ébranlée par le suicide de son mari. Elle aura sans doute inconsciemment refoulé ces souvenirs.
— Il faut que tu essaies de la faire parler. Il faut savoir ce qui s’est passé avant et après l’accident.
— Je peux essayer, mais je ne suis pas psychiatre.
— Nous ne pouvons pas la contraindre à une thérapie, mais elle aura peut-être suffisamment confiance en toi.
— Je ne peux rien te promettre, mais je veux bien tenter le coup, conclut le médecin. Je vais me faire envoyer le dossier complet. Tu peux appeler la surveillante, cette Magali ?
Une petite femme énergique, au regard intense derrière un masque chirurgical arriva rapidement.
— Bonjour Messieurs, vous avez terminé ?
— Oui, merci. Pourriez-vous m’envoyer le dossier sur mon adresse mail ? demanda Philippe en lui tendant une carte de visite. Vous pouvez joindre également le dossier gynécologique associé ?
— Oui, bien sûr. C’est dramatique ce qui est arrivé à cette pauvre femme. Je me souviens très bien, j’étais encore jeune infirmière à l’époque, mais ce cas m’a marquée. Elle avait bien supporté l’intervention chirurgicale, mais quand elle a perdu le bébé, elle a été détruite.
Après avoir pris le temps de déjeuner à Carcassonne, Ange et Philippe reprirent la route en direction de Dourgne et du couvent.
— Penses-tu que la perte simultanée de son amie intime et de son bébé à naître ait pu inciter cette femme à se retirer du monde ? demanda Philippe.
— C’est ce qu’il faudra que tu détermines, mais je crois qu’il y a quelque chose de plus. Et ce quelque chose s’appelle Van Den Brouck. À chaque fois que l’on a prononcé ce nom devant elle, ou celui de Cornélius, elle a été effrayée et elle s’est totalement refermée. Même dix ans après, elle a peur de cet homme, c’est évident. La question est de savoir pourquoi.
Après avoir prévenu la Supérieure de leur démarche, Philippe alla attendre Sœur Marie des Anges à l’infirmerie, tandis que le policier retournait dans la voiture pour prendre des nouvelles de ses équipes.
— Bonjour ma Sœur, dit Philippe lorsqu’elle se présenta à l’infirmerie. Vous vous souvenez de moi.
— Non, je ne crois pas, répondit la nonne.
— Je vous ai examinée samedi dernier, ici même et je vous ai revue un peu plus tard, mais vous étiez encore sous l’effet des drogues. Je suis chargé d’une expertise judiciaire. Vous comprenez ce que ça veut dire ?
La religieuse fit « non » de la tête.
— Ça veut dire que je suis chargé de rédiger un rapport sur les conséquences médicales de votre accident, il y a dix ans. Ce rapport pourra être utilisé devant un tribunal s’il devait un jour y avoir un procès. Rassurez-vous, ce n’est pas vous qui êtes mise en cause. Ceux que nous recherchons sont les gens qui vous ont emmenée dans la montagne et qui vous ont droguée et violée. Pouvons-nous commencer ?
— Oui, que voulez-vous savoir ?
— Lors de l’accident, vous avez eu une luxation de l’épaule et une fracture de la jambe. Vous vous souvenez de ça ?
— Oui, bien sûr.
— Avez-vous encore des séquelles ? Avez-vous des douleurs autour de l’épaule ou des difficultés à lever le bras par exemple ? Pouvez-vous lever le bras droit, puis le bras gauche ?
La sœur leva un bras, puis l’autre.
— Vous ne pouvez pas lever le bras droit plus que ça ?
— Non, j’ai comme un blocage.
— Après l’accident, quand vous êtes sortie de l’hôpital, avez-vous suivi des séances de rééducation, avec un kinésithérapeute ?
— Non.
— Voyons maintenant la jambe. C’était du côté droit, c’est bien ça ?
— Oui.
— Avez-vous une cicatrice ? Je voudrais que vous me la montriez.
— Non, je ne peux pas.
— Je suis médecin, ceci reste entre vous et moi. Je veux juste m’assurer que vous avez été bien soignée.
La religieuse remonta le bas de sa robe, jusqu’au genou, révélant une cicatrice à peine visible, d’une dizaine de centimètres.
— C’est du bon travail. Avez-vous des difficultés pour marcher, des raideurs dans la cheville.
— Non, pas de problème.
— Je dois maintenant aborder un autre aspect. Au moment de l’accident, vous étiez enceinte d’à peu près deux mois.
— Comment le savez-vous ? demanda la religieuse ébahie.
— Comme je vous l’ai dit, j’interviens dans un cadre judiciaire. Je suis assermenté. J’ai consulté votre dossier à l’hôpital de Carcassonne.
— Personne ne doit savoir. N’en parlez pas à la Mère Supérieure.
— Pourquoi ce mystère, ce n’est pas un péché.
— C’était un enfant du démon.
La religieuse se signa et baisa sa croix pectorale.
— Un enfant du démon ? Savez-vous qui était le père ?
— C’était Cornélius le père. Cet homme est le Diable. C’est un homme mauvais. Je le croyais mort, mais il m’a retrouvée.
- Une dernière chose, lorsque vous avez quitté l'hôpital, où êtes-vous allée ?
— Je suis retournée à Toulouse, chez mon amie Stef, Stéphanie Dumas.
— Etes-vous toujours en contact avec elle ? Vous souvenez-vous de son adresse ?
— Oui, elle m'envoyait des lettres de temps en temps, au début. Je ne connais pas son adresse actuelle, je ne lui répondais jamais, mais elle avait un magasin de vêtements à Montauban.
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