Chapitre 3

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Le temps a filé. Plongée dans la lecture de nouveaux dossiers qu’on lui a transmis durant la journée, Gabie ne s’en est pas rendu compte. Il est trois heures moins quart. La journée de travail va prendre fin dans une heure pourtant la grande salle est déjà presque vide. Les quelques rares employés, de jeunes femmes surtout, qui y sont encore, papotent, se font une beauté ou sont complètement scotchées à leurs smartphones comme si leurs vies en dépendent.

- Elle veut avoir le prime de l’employé du mois celle-ci ? demande une grande grimèl tirée à quatre épingles à une autre employée, avec une voix pour que Gabie puisse entendre de là où elle est assise à quelques pas.

L’amie de la grimèl jette à Gabie un regard furtif mais ne répond pas. Les deux jeunes filles éclatent de rire. Gabie ne prête pas attention à cette pique. Dès son premier jour dans ce travail, elle a appris que l’administration publique est une vraie jungle. Chaque employé défend son territoire et son poste avec toutes sortes de stratagèmes. Et dans ce jeu, si les hommes sont de féroces prédateurs les femmes sont aussi redoutables que des tigresses. Elle est consciente de l’antipathie des autres femmes à son encontre. Et cette antipathie est réciproque. Pas parce qu’elle a une dent contre elles mais surtout pour se protéger des desiderata. Elle fixe son regard sur le dossier mais elle peut encore entendre la grimèl qui, cette fois-ci, chuchote que durant le week-end, elle a été à Camp-Perrin avec le directeur général du ministère, un homme d’une cinquantaine d’années qui a beaucoup d’influence dans l’actuel gouvernement. La jeune fille ne peut pas s’empêcher de pouffer en racontant comment cet homme s’est donné beaucoup de peine pour bander en ingurgitant toutes sortes de potions sans aucun résultat. Très tôt dimanche matin, vers quatre heures, la jeune fille s’est débrouillée pour lui donner quelques bons caresses buccaux et on ne sait pas par quel miracle il a eu une belle érection. Une sensation qu’il n’a pas eue depuis très longtemps. Le bonhomme était tellement sur les nuages qu’il a signé un chèque de deux cent cinquante mille gourdes à la jeune fille pour requinquer son économie juste avant de quitter leur chambre d’hôtel.

En entendant ce chiffre, Gabie dresse la tête et fixe les jeunes filles. C’est presque dix fois son salaire. Elle n’a jamais entendu parler de prime depuis qu’elle travaille au ministère mais maintenant elle sait comment certaines jeunes employées augmentent considérablement leur fin de mois.

Le ciel, ensoleillé en début de matinée, s’est légèrement assombri lorsque Gabie franchit la barrière du ministère pour rencontre chez elle. A cette heure, trouver un taxi à l’avenue Charles Summer, une rue à sens unique, est particulièrement difficile mais parcourir les quelques kilomètres avec les dix centimètres de ses talons pour trouver une camionnette assurant le trajet centre-ville-Christ-Roi fait réfléchir. Quant au taxi-moto, elle n’y pense même pas. Elle redoute ce moyen de transport qu’elle juge dangereux dans les rue de Port-au-Prince. Elle prend son mal en patience et attend pendant une dizaine de minutes.

- Bel manmi, voye m al pran yon bagay la non, lui demande un homme avec une voix grave et un sourire tapageur, jan w bel la ou pa fouti pa gen bagay nan men w.

Cet homme, un grand gaillard drôlement vêtu, a sûrement le double de son âge. Il fait partie de ces groupes d’individus qui se tiennent quotidiennement tout près du ministère pour quémander ou racketter. Ces mêmes groupes qui dressent ou empêchent de dresser des barricades de pneus enflammés selon la générosité du ministre ou du directeur général ou encore les bouleversements politiques du pays. Il est bruit que parmi eux certains ont même leur chèque au ministère.

Gabie fouille rapidement dans son sac et tire l’un des vieux billets que lui avait donné le chauffeur de taxi de ce matin et le tend à l’homme qui n’avait aucune intention partir sans obtenir quelque chose. Elle fait savoir à l’homme qui regarde le vieux billet en attendant plus que c’est tout ce qu’elle a.

Entre-temps un taxi s’approche et le chauffeur indique à la jeune fille :

- Kafou ayewopo pa Nazon.

Elle ne se fait pas prier. Elle grimpe sous les yeux amusés de l’individu pendant qu’un autre s’approche avec sûrement l’intention d’obtenir sa part également. Le taxi, une vieille Toyota Corolla plutôt bien entretenue, roule vers l’Avenue Jean-Paul II. Il dépasse le bâtiment flambant neuf de la Banque Nationale de Crédit et continue sa route jusqu’au croisement de l’Avenue Martin Luther King après avoir déposé un passager à la SOGEBANK. Une longue file de taxis stationne dans une zone interdite à l’angle de l’avenue, ce qui n’empêche pas au chauffeur de faire usage de diplomatie avec ces collègues pour embarquer quelques passagers comme des sardines pour une nouvelle course. Les passagers ne se plaignent pas. Les quatre étudiants et un employé comme Gabie sont beaucoup trop fatigués pour oser remettre en question la méthode du chauffeur qui est courante. A quoi bon d’ailleurs ? Ils ne demandent tous qu’un moyen de transport rentrer chez eux le plus vite que possible. Il n’est pas trop prudent de s’attarder dans les rues de Port-au-Prince ces derniers jours.

Les passagers de la voiture sont tous silencieux, seule la voix métallique de la célèbre journaliste Liliane Pierre Paul qui présente le journal de quatre heures trouble l’atmosphère. Toujours les mêmes informations : corruptions, dénonciations, revendications, et surtout, depuis quelques temps, les agissements de certains gangs armés de Village de Dieu, de Grand Ravine ou de Ti Bois. La capitale devient petit à petit un no man’s land.

A peine traversé les feux rouges sur l’avenue John Brown que le taxi se retrouve dans un embouteillage monstre. De nombreuses itinéraires pour se rendre à Delmas étaient bloquées à cause des troubles durant la journée pourtant dans la rue l’atmosphère est presque agréable. Les gens s’activent dans une normalité suspecte. Un marchand de sachets d’eau ambulant crie sa marchandise à tout va aux oreilles sourdes des passants. Une femme, l’air contrarié, arrange les quelques vêtements qu’elle avait étalés sur une partie du trottoir. La vente n’a pas été bonne. Port-au-Prince ne se prive pas de vivre malgré tout ce qui se passe. Comme si les habitants de la Capitale ont la curieuse capacité de placer certaines zones de la capitale dans des dimensions séparées.

Dans une tentative désespérée pour se retirer dans ce gouffre, le chauffeur donne un coup de volant pour sortir de la longue file de voitures et faillir écraser un motocycliste qui arrivait de nulle part. Les roues de la moto couinent sur l’asphalte. Le motocycliste lui jette un regard noir sans manquer de lui lancer un chaleureux « Gèt manman w, chawony ». Le chauffeur, coupable mais incapable de reconnaitre son tort, lui répond « Koko manman w, ou sot fè yon kou». Les autres passagers éclatent de rire. Le sexe des mères ne sont jamais au repos avec les haïtiens pense Gabie. Comment a-t-on arrivé à punir l’autre en s’attaquant à sa mère? Personne ne peut répondre à cette question. Gabie souri. Comment se porte sa mère ?

Voilà plus d’un an et demi qu’elle ne l’a pas vue. Pas parce qu’elle n’a pas manifesté l’envie de se rendre dans sa ville natale mais sa mère le lui a défendu. « Sò w ap vin fè ? Rete koto w ye a pitit » lui a dit un jour sa mère. C’était juste après son avortement. Elle avait besoin de réconfort, des mots tendre de sa mère même si elle les prononce toujours avec un peu de maladresse, comme quelqu’un qui tâtonnait avec quelque chose qu’on ne lui a jamais appris. Ça faisait rire Gabie mais elle savait que ces quelques mots maladroits venaient du plus profond du cœur de sa mère. La mère de Gabie fait partie de cette catégorie de mère qui souhaite que leurs enfants construisent leur bonheur ailleurs, même si c’est sans elles. Ça leur donne impression que malgré tout ce qu’elles ont vécu elles ont réussi à participer dans la construction de quelque chose de beau, de solide et de concret quelque part. «Gabie te fini ak inivèsite a wi, l ap travay nan yon ministè konnya, l ap byen debouye l » avait répondu fièrement la mère de Gabie à l’une des femmes faisant partie de son groupe de prière qui lui avait demandé des nouvelles de sa fille. Les diplômes ont une plus grande importance dans les yeux des parents. Comme si avec ce bout de papier, ils ont réalisé des rêves qu’ils n’avaient plus d’espoir d’accompli. Dans la voix de sa mère, Gabie pouvait sentir une certaine fierté lors de leurs longs appels téléphoniques. Incapable de faire usage de mots pour lui exprimer cette fierté, sa mère se contente de simples «Kenbe la Gab, n ap kontinye priye. Pa dekouraje pitanm». Mais Gabie sait à quel point sa mère en est fière. Elle sait à quel point sa mère est heureuse pour elle.

Oui, sa mère est vraiment heureuse mais elle ignore tout ce que sa fille a enduré et tout ce qu’elle continue d’endurer. Certes, Gabie n’a plus besoin d’être l’amante d’un professeur ou de qui que ce soit pour garder la tête hors de l’eau mais la bataille qu’elle livre quotidiennement au ministère pour faire face aux harcèlements voilés, aux piques et propositions indécentes est digne d’un combat de coqs dans une gaguère. Sa mère ignore tout ce côté sombre de sa nouvelle vie mais c’est mieux ainsi.

Apres une interminable attente pour parcourir les quelques kilomètres de l’avenue Martin Luther King, le taxi parvient à la station d’essence de Nazon.

Le petit studio que Gabie occupe depuis quelques mois est meublé avec le stricte nécessaire. Un lit, un placard, un bureau et quelques ustensiles de cuisine. L’espoir qu’elle a entretenu pour retrouver de l’électricité s’est évaporé lorsque depuis sa chambre elle entend le propriétaire de la maison disant à sa femme que le transformateur de la zone a pris durant la journée.

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