8h30

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Le téléphone assaillait l’accueil des éditions Veque sans retenue. Un coup de fil pour le gala du soir, l’autre pour un rendez-vous artistique, les standardistes suaient sang et eau pour couvrir cette effusion matinale.

Martin Veque, fondateur et gérant de l’agence, sirotait un Ristretto bien fade dans son costume parfait. L’œil sur la magnifique vue de la tour Eiffel, géante d’acier qui obstruait le paysage parisien. Son assistant, Rodrigue, empilait les dossiers sur son bureau, chacun accompagné d’un post-it récapitulatif de son contenu. Le directeur économisait la moindre seconde pour ne la consacrer qu’à l’utile : la réussite de ses bandes dessinées.

Le marché prenait une pente glissante depuis ces dernières années. Les gens ne juraient plus que par les séries Netflix, la VOD et les autres joyeusetés d’Internet. Plus personne ne s’extasiait face au trait du fusain, à la courbe du crayon ni aux blagues d’une bulle bien placée. Martin s’épongea le front d’un revers de manche et vida sa tasse estampillée du sceau de l’entreprise. Si les ventes s’acharnaient à le distancer, alors c’est lui qui se devait de mener la barque afin de récupérer les zéros manquants.

D’un bond, il quitta son bureau. Sa carrure athlétique, résultat d’années de natation au niveau national, trahissait sa présence à chaque ronde dans les couloirs. Pour lui, impossible d’espionner ses employés au détour d’une porte. À chaque passage, les lèvres se déliaient pour offrir un sourire assureur au Saint Patron. Toutefois, ce fils d’avocat n’était pas dupe, la trésorerie se portait mal et tout le personnel était au courant.

Le gérant poussa l’entrée de la salle de réunion, où une demi-douzaine de son équipe commerciale patientait en silence. Tous les visages inquiets se tournèrent dans sa direction, comme les fidèles vers leur messie. V’la la gueule du messie, songea le directeur. Après une enjambée parmi les maquettes éparpillées dans la pièce, Martin s’installa en bout de table. La torture pouvait démarrer.

— Alors ? engagea-t-il sur un ton encore froid, première réunion de la journée oblige. Je suppose que vous n’êtes pas venus m’annoncer que les chiffres ne sont pas bons, puisque ça, je le sais déjà. J’ai déjà lu le bilan comptable.

Le coup d’envoi lancé, la cohue de chevaliers s’élançait pour subvenir aux besoins du roi. Sandra, blonde plantureuse spécialiste des réseaux sociaux, écrasa plusieurs adversaires pour saisir le fanion de la parole :

— Monsieur Veque (Ses lèvres pulpeuses dopées au gloss luisant s’agitaient comme deux limaces pourpres), nous tenons la situation sur Twitter. Chacune de nos déclarations est reprise par notre communauté de followers.

— Des followers ? répliqua le patron. Vous m’avez pris pour Steve Jobs ? Nous vendons de la culture, pas des sucettes à mille dollars. Ce ne sont pas les retweets qui m’intéressent mais la concrétisation des leads. Bertier ?

Un chauve qui s’ignorait souleva ses épis clairsemés de son écran pour croiser le regard inquisiteur du directeur. Les quelques touffes présentes sur son crâne rougi se hérissèrent de terreur à l’appel de son nom. Il martela son clavier de ses paluches tremblantes et afficha sur l’un des projecteurs le tableau des ventes.

— Comme vous pouvez le voir, patron, nos librairies partenaires ont organisé de nombreux événements BD pour booster notre maison d’édition. Ces coups publicitaires n’offrent peut-être pas de bénéfices à l’heure actuelle, mais d’ici quelques mois, je vous garantis que des contrats seront signés.

— Je l’espère, Bertier, sinon c’est celui de votre rupture conventionnelle qui le sera.

L’employé gémit sur son siège trop étroit pour accueillir un cul depuis longtemps trop engraissé. Le reste de l’équipe garda un silence funéraire face au gérant, dont les narines fumaient. Une belle brochette de pignoufs qu’on m’a collé dans les pattes. Coller tout ce beau monde au placard, voilà un plan qui remettrait du beurre dans les épinards.

Cependant, Martin, contrairement à son fin peloton de champion, possédait plus de deux neurones dans le bazar. Après tout, il avait construit sa maison d’édition seul, sans fonds propres et au péril d’années de labeur. Grâce à ses compétences hors normes, le bateau garderait son cap jusqu’à son retour au sommet sur les mers déchaînés de la consommation.

D’une main ferme sur la table, il porta sa voix jusqu’au fin fond des chiottes du sous-sol :

— À partir de maintenant, je veux savoir tout ce qui rentre et qui sort de la société. Tous les devis qui doivent être signés passeront par moi, idem pour les contrats et les prestations. Tout ce qui touche à la comptabilité fera un tour dans mon bureau avant de terminer chez la DAF, c’est clair ?

L’assemblée acquiesça, blême. Certains orifices se dilatèrent pour laisser échapper des gaz terrorisés. Même les plus anciens et fidèles de la troupe n’avaient jamais vu le patron aussi remonté.

— Les fournisseurs et les sous-traitants devront me mettre en copie de tous les mails financiers, poursuivit-il, et je ne veux aucune action de votre part sans mon approbation.

Un « Oui » général accueillit ses décisions avant que le silence n’englobe à nouveau la salle de réunion. Personne n’osait plus moufter. Même Sandra et son autoroute buccale barricada le péage du son. Martin remonta le col de sa veste, signe de départ, et quitta le banc muet des harengs.

— Et virez-moi ce café dégueulasse, tonna-t-il avant de pénétrer la porte, c’est impossible de réfléchir avec cette boue dans le bide.

Le battant claqua, fouet impitoyable sur ces esclaves indignes.

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