Chapitre 3
Sa vie était régentée par la gouvernance de la maison et les enfants. Chaque jour se ressemblait d’une façon curieuse. Ses journées n’étaient ni tout à fait les mêmes ni tout à fait différentes. Elle avait depuis son plus jeune âge, l’impression de vivre sa vie sur la pointe des pieds, comme un être cherchant continuellement à masquer sa présence. Au fond, elle se trouvait bien lâche. Elle ne valait pas mieux que toutes ces femmes qu’elle côtoyait.
Elle assumait son rôle, comme elle l’avait appris. Bien souvent, elle s’extirpait de son corps pour ne pas endurer cette solitude. Cette solitude, elle avait l’impression de la traîner depuis toujours. Enfant déjà, elle aimait se retirer seule dans un coin. Son favori était l’olivier au fond du jardin de ses parents. Elle s’asseyait à son pied, aspirant sa force, elle fermait les yeux et s’embarquait dans des voyages imaginaires fantastiques. Elle partait dans des contrées lointaines, découvrait des paysages inventés, imaginait des couleurs, des odeurs inconnues. Elle s’inventait des rencontres avec des peuples aux mœurs étranges.
Quelques fois, elle se faisait tancer par son mari. À l’intérieur, elle était froissée de devoir se conformer à l’hypocrisie sociale. Elle comprenait qu’il avait besoin d’elle pour tenir sa position. Son sens des convenances et de l’ordre établi ne supportait pas les entorses. Dans ces moments-là, il la rappelait à son devoir chrétien de bonne épouse, de bonne mère. Elle savait qu’il avait raison en bien des points. Mais ses écarts étaient si imperceptibles qu’elle ne voyait pas ce qui pouvait lui faire tort. Elle acceptait pourtant, le regard baissé, les mains jointes en une prière silencieuse. Cela suffisait à faire descendre la colère.
Son époux était souvent parti pour ses affaires. Ses absenses la laissaient puissante dans sa demeure. Maîtresse de son monde. Elle en arrivait même à souhaiter ses voyages.
Malgré la piété qui l’habitait, héritage d’un conditionnement séculaire, elle rêvait d’indépendance. Elle n’était pas si différente de ses congénères qui étaient plus nombreuses à porter haut leur régence de la famille que ce que laissaient entrevoir les usages.
Elle n’avait pas l’audace de se confronter à l’autorité de son mari. Elle le laissait régenter leur vie avec faiblesse. Elle trouvait ça plus confortable.
Parfois, elle avait des emportements contre lesquels il ne savait pas réagir. Et quand elle allait trop loin, il usait de l’autorité paternel qui la faisait trembler comme une petite fille. Elle avait trop souvent été brimée, fouettée dans son enfance pour ne pas en avoir gardé les stigmates. Elle se recroquevillait en elle, certaine que la tempête cesserait avec le silence. Après une crise, elle avait des moments de mélancolie exacerbés qui la faisait errer comme une âme en peine dans sa propre maison. Toujours, elle s’en voulait.
Elle se faisait pardonner en laissant son mari exercer ses droits de manière brutale. C’était sa punition. Sans le dire, il la soumettait à sa façon. Le matin, il était content et plus enclin à la clémence. C’était un homme, bien que raisonnable, qui se laissait dominer par ses instincts.
Elle ne pouvait pas s’en plaindre, car même s'il ne la traitait pas comme elle l'aurait voulu, il restait bien plus respectueux que beaucoup d'hommes. Les femmes étaient vues comme des êtres simples, presque sans sentiments. Elle, se voyait complexe, pleine de travers qu’elle devait cacher pour répondre aux standards qui faisaient loi. Elle vivait contre sa volonté. Tout n’était pas noir. Elle reconnaissait même avoir eu une certaine chance dans son union. Toutes les femmes ne trouvaient pas un homme assez ouvert pour leur laisser une certaine liberté.
Elle était mariée depuis huit ans à Francesco. Son père l’avait jetée dans les bras d’un vieillard plus vieux qu’elle de quatorze ans. C’est ce qu’elle pensait à l’époque. D’une certaine manière son mari s’était, du moins au début, entiché d’elle. À quinze ans, elle avait le corps épanoui d’une femme. Appétissante, elle captait les regards. Elle les sentait sur elle, lubriques, la mettant mal à l’aise. Francesco n’avait pas fait exception. Elle l’avait vu ce regard la première fois qu’il lui avait été présenté. Il avait déployé des efforts de gentillesse et de galanterie. Son cœur romantique s’était laissé attendrir et elle n’avait émis aucune objection à cette union. Le cas contraire n’aurait rien changé à son destin, mais l’union était rendue plus confortable quand les deux protagonistes étaient contents. Une belle robe lui avait été confectionnée pour l’occasion. Une tenue de dame. Elle s’était sentie adulte, libre. Étrange ce qu’un vêtement pouvait influencer vos sentiments. Lisa gardait un bon souvenir de la cérémonie. Le reste n’était que stigmates qu’elle préférait oublier. Sa nuit de noces ne se révéla pas glorieuse. Son nouvel époux consomma son plaisir alors qu’elle n’était que douleur et frustration. Il recommença toutes les nuits pendant des mois. Il paraissait n’être jamais rassasié. Elle, elle endurait sagement. Elle était une bonne épouse consentante. Alors quand elle était tombée enceinte la première fois, ce fut comme une libération. Elle pensa qu’il la laisserait tranquille. Mais il n’en fit rien. Jusqu’au dernier jour, il fréquenta sa couche. Il prenait son plaisir chaque jour, frénétiquement avec obsession. La laissant toujours soit endolorie soit frustrée d’un plaisir qui s’annonçait, mais ne venait jamais. Elle en avait fait son deuil. Ni son corps ni son cœur n’était à l’unisson de cet homme que sa famille avait fait sien.
L’illusion du bonheur était un sacerdoce de la société et elle devait s’y conformer. Ces états d’âmes, elle n’osait pas les partager. Mais aux mots voilés des autres femmes qu’elle fréquentait, elle devinait qu’elle n’était pas seule. Elle comme les autres, se consolaient dans la maternité. Dans l’amour et la joie qu’elle apportait. Les premiers pas, les premiers mots, les exploits des petits êtres étaient une telle source de bonheur, de bavardage qu’aucune mère n’y résistait. Même si Lisa trouvait ce jeu étrange, elle jouait quand même. Bien sûr, elle aimait ses enfants, mais elle n’était pas sûre qu’ils soient suffisants. Elle préférait souvent se perdre dans ses rêveries que prendre en charge un quotidien ennuyant. L’ennui, elle détestait. L’ennui, la mettait dans un état dépressif qu’elle avait parfois du mal à comprendre.
Pourtant, la perte de sa fille l’avait dévasté. L’horrible tragédie l’avait marquée à jamais de son fer rouge. Accentuant son mal de vivre. Dans ses rêves, elle revoyait le petit cercueil. Elle se remémorait son visage livide, sans vie. Ses boucles brunes, ses lèvres, encore d’un rose éclatant quelques heures plus tôt, plus blanches que son visage. On lui avait fermé les yeux, mais elle ne pouvait s’empêcher d’avoir l’image de ces yeux bruns, fixes qui regardaient l’au-delà. Une vision d’horreur. Des yeux sans vie, des yeux dont l’âme s’était échappée. Elle se sentait seule dans cette immense souffrance qui coulait toujours en elle. Elle savait que jamais elle ne s’en séparerait. Elle comprenait mieux les affres de sa mère qui avait dû survivre à plusieurs de ses enfants. Sa sècheresse était égale à sa douleur. Une évidence cruelle dont elle se serait passée. Mais le destin prenait des tours bien macabres pour faire comprendre son ineffable fatalité.
Elle restait ancrée au sol par nécessité. Ses autres enfants étaient bien vivants et s’accrochaient à elle. Elle avait conscience d’être leur enclume. Finalement, elle n’avait pas d’autres but que de vivre pour eux. Ils étaient ses attaches en ce monde.
Francesco aussi avait un attachement particulier à ses enfants. Elle lui reconnaissait bien volontiers cette originalité, cet avant-gardisme. Prenant exemple sur sa propre éducation, il prenait à cœur l’éducation de ses fils. Il leur enseignait son métier, les finances, tout ce qui pourraient les aider à prendre la relève.
Francesco connaissait la faiblesse de Lisa pour le luxe et ne s’était pas trompé. Cette maison avait été comme un onguent énergisant. Elle revivait de cette aventure. Elle reprenait goût à la vie. Il n’avoua jamais sa joie de la voir prendre le petit Andréa dans ses bras. Un cadeau puissant pour son cœur de père. Mais il sentait que ce n’était pas suffisant. Cette mélancolie, qui collait à la peau de Lisa, l’inquiétait, l’irritait. Il était un homme d’action. Il voulait agir, trouver la clef qui ferait voler en éclats cette amertume de la vie qui dessinait les traits de son visage.
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