Chapitre I. Saint Martin, 7/12/1851
Un vent violent et glacé transperçait et renversait tout sur son passage. Il descendait du nord, des Alpes toutes proches où il avait neigé abondamment. Les fortes bourrasques balayaient les rues pentues et tortueuses du village, s’engouffraient par les portes cochères et les fenêtres pauvrement calfeutrées, secouaient les toitures et arrachaient les tuiles mal fixées. En Camargue ou dans la vallée du Rhône, ce terrible Mistral sévissait presque continuellement. Les rumeurs disaient qu’il rendait fou.
Jean-Thomas marchait courbé sous les violents coups de boutoir du vent du nord. Le jeune homme portait un lourd seau d’eau et venait de soigner Thermidor, le mulet. La bête, apeurée par les hurlements de la bourrasque, des branches qui griffaient la toiture de la grange, s’était blessée cette nuit. Heureusement, elle n’avait que des écorchures superficielles, mais il avait passé de longues minutes à la rassurer. Il faut dire que les rafales devaient charrier des odeurs de fauves depuis la forêt voisine. Les bois environnants en étaient infestés ; loups et sangliers y abondaient. Jean-Thomas avait ensuite remplacé la paille souillée et rempli l’auge de foin. Changer l’eau de la veille fut le plus éprouvant. La fontaine au bout du chemin était gelée ; le jeune homme avait dû casser l’épaisse couche de glace pour pouvoir y puiser le précieux liquide.
Après avoir fermé la porte de la grange, Jean-Thomas pouvait souffler. Il traversa la rue et s’accouda comme à son habitude à un mur de soutènement. La vue était imprenable sur les montagnes enneigées qu’il devinait au loin. La plaine agricole s’étendait à ses pieds, figée par le givre. Vignes, oliviers, arbres fruitiers ; tout semblait suspendu, enveloppé de blancheur. Chaque expiration du jeune homme soulevait un nuage laiteux dans l’air pur matinal. Le Soleil venait de se lever, encore bas sur un ciel opalin, ne réchauffant rien ni personne.
Immobile depuis plusieurs minutes, il commençait à ressentir le froid. Tapant ses pieds engourdis contre le sol pour se réchauffer, il rajusta son épaisse veste de drap de laine, remonta le col avant de quitter son observatoire. Il aperçut soudain un mouvement sur la grande route qui traversait la plaine. Un cavalier fonçait vers Saint-Martin, à bride abattue. Jean-Thomas comprit immédiatement qu’il s’agissait de celui que tous désiraient et redoutaient à la fois. Fébrile, il courut pour avertir sa famille d'abord, les voisins ensuite. Il criait à s’en déchirer la gorge, alertant le village de l’arrivée tant attendue. Au risque de se rompre les os, il dévalait les rues verglacées pour transmettre la nouvelle. Celle-ci circula de proche en proche, de maison en maison : un cavalier approchait. Ça y est, on y était.
L’avant-veille, Charles-Édouard, meneur républicain du bourg voisin de La Verdière, était venu les avertir:
- Ce mardi 2 décembre 1851, le président s’est rendu hors-la-loi. Il a dissous l’Assemblée, violant ainsi la Constitution. Nous avons le devoir, nous, le peuple, de protester, vigoureusement. Nous avons le droit et le devoir de résister, même par la force, à ces actes inconstitutionnels. Forts de notre conscience républicaine, nous proclamons Louis-Napoléon traître à la patrie. Il avait le devoir de protéger la Constitution et les lois de son pays. Par ambition personnelle, il a failli à ses obligations. Le peuple a le droit, le devoir de s’insurger pour protéger cette Constitution ainsi violée. Résistance, résistance! Soulevons-nous ! Vive la République démocratique et sociale.
Les habitants attroupés, abasourdis au début, commençaient à s’agiter. Ils n’avaient pas entièrement compris le discours, mais ils tenaient à leur République et feraient tout pour la protéger. Quelques insultes fusèrent, rapidement suivies par de nombreux cris. La place fut aussitôt emplie de vacarme, chacun déversant sa haine contre le président qui venait de les trahir. Après quelques secondes, Charles-Edouard reprit sa tirade, forçant la voix pour être entendu.
— Mes amis, soyez confiants. De la côte, de Toulon, d’Hyères, des Maures et du golfe de Saint-Tropez, monte une formidable troupe emmenée par le brave Camille Duteil. Nous allons libérer la préfecture. Le moment opportun, une estafette viendra nous prévenir du départ pour Draguignan. Résistance, résistance ! Soulevons-nous ! Vive la République démocratique et sociale !
Depuis cela, la communauté était en effervescence. Au Cercle du Progrès, le troquet des Montagnards, et même dans des fermes isolées, des réunions insurrectionnelles s’étaient tenues. Le feu couvait dans l’attente de ce messager à cheval, qui venait tout juste d’entrer dans le village.
Le porteur de dépêches, Martin Bidouré, venait de Barjols. Il était réputé dans tout le canton pour sa force et respecté de tous pour sa bravoure. Républicain exalté, il avait l’étoffe d’un héros malgré son jeune âge. Les Martinérois se regroupèrent autour de lui. Encore endormis il y a peu, ils étaient maintenant bouillonnants et attendaient impatiemment les paroles du nouveau venu. Le vent pouvait bien s’époumoner et le froid transpercer leurs vêtements, ils n’en avaient cure.
Le messager était assailli de toutes parts, incapable de descendre de sa monture. Face à la foule surexcitée, il dut crier pour se faire entendre.
— Du calme ! Du calme, vous allez effrayer ma pouliche !
Les villageois s’écartèrent et il put enfin mettre pied à terre. Mathieu, l’oncle de Jean-Thomas, tendit un pichet de vin au nouvel arrivant. Celui-ci but d’un seul trait, puis essuya sa bouche avec sa manche avant de déposer le récipient vide. Il sortit ensuite une lettre de sa poche et la parcourut du regard, tentant de la déchiffrer en grimaçant. Au bout de quelques instants, il releva la tête, penaud :
— C’est du français. Je ne suis pas trop à l’aise avec ce langage.
Cette remarque, un peu maladroite, détendit l’atmosphère et fit même naître quelques rires. Les gens comprenaient, complices. Ici, tout le monde s’exprimait uniquement en provençal. L’usage du français était réservé à ceux qui étaient allés à l’école. Mathieu, l’ancien maire, avait étudié chez les Jésuites. Il savait parler, lire et écrire le français et même le latin. Il prit la lettre des mains du messager.
La missive était signée, « Camille Duteil ». Mathieu la lut d’abord en silence, pour résumer les nouvelles à son auditoire. Il lisait lentement, butant sur des phrases et des expressions. Ce Camille Duteil maniait bien la plume ; il employait des mots compliqués, il écrivait bien, c’était normal, car il était journaliste au Peuple, une de ces gazettes que Mathieu feuilletait, le soir, au Cercle du Progrès. Tous attendaient dans un silence complet. On n’entendait plus que le souffle du Mistral qui remuait les branches du gros platane.
Lorsqu’il eut fini sa lecture silencieuse, Mathieu se racla la gorge et parla enfin :
— Mes enfants, ça y est : l’ordre de partir est arrivé. Camille Duteil, le grand journaliste du Peuple, le commandant de l’armée de l’insurrection, était à Brignoles hier. En ce moment même, il progresse vers Draguignan. Il demande à tous les compatriotes de se mettre en mouvement. D’abord, il faut déposer le préfet. Ensuite, nous rejoindrons nos camarades bas-alpins qui ont pris Digne. Leur préfet s’est enfui ; l’étendard tricolore flotte sur les bâtiments officiels, aux côtés de l’oriflamme écarlate des démocrates. A Draguignan, à Draguignan ! Vive la république démocratique et sociale !
L’assemblée des villageois criait et hurlait. Des poings menaçants étaient dressés. Ils appelaient au rétablissement de la république et voulaient mettre le président sur la bascule à Charlot. La situation était explosive. Mathieu rugit, tonitruant :
— À la mairie ! Prenons la mairie d’abord !
C’était le signal que tous attendaient. Des granges et des greniers, on sortit d’anciens fusils datant des guerres de l’Empire ainsi que des sabres, des faux, des serpes, des fourches et des carabines de chasse. On fit venir le maire, Jean-Clotaire. Il tremblait de peur, croyant sa dernière heure arrivée. Une arme pointée dans son dos, il ouvrit les portes de l’Hôtel de Ville aux émeutiers. Vacillant, il ajouta au drapeau tricolore un fanion écarlate qu’on lui tendit. Le magistrat ôta son écharpe bleu-blanc-rouge et démissionna. Il ne voulait pas être complice des séditieux. Un homme applaudit, suivi du reste des habitants. Saint-Martin venait de se proclamer village insurgé.
« Draguignan, Draguignan, Draguignan ! », scandait la foule.
Jean-Baptiste, le père de Jean-Thomas, s’était emparé d’un oriflame tricolore, il réclama le silence d’une voix de stentor.
— C’est bien beau de s’agiter, mais maintenant, il faut se décider à y aller. J’appelle tous les citoyens en âge de se battre : placez-vous derrière le drapeau de la République.
Paternaliste, il se tourna ensuite vers son benjamin, Jean-Thomas, et lui tendit le fanion de la liberté.
— Tu as l’âge, tu peux participer à l’aventure.
Pendant qu’il prononçait ces mots, une trentaine de volontaires s’aligna derrière le jeune homme. Jean-Thomas était fier d’être là, aux côtés de Victorin, son grand frère. À seize ans, il se sentait à sa place dans ce bataillon, déterminé à se battre pour la liberté, comme ses aînés.
Jean-Baptiste avait pris le commandement de la petite troupe. À l’unanimité, il avait été décrété que la présence de Mathieu dans le groupe n’était pas essentielle. Tous aimaient et respectaient le vieux notable. Ancien maire montagnard en 1848, il avait été destitué de ses fonctions part le préfet de l’époque, le féroce Georges Eugène Haussman, ennemi juré des républicains de gauche. La police avait surpris Mathieu pendant qu’il présidait une chambrée clandestine, en lisant de surcroît un journal subversif interdit. Le vieil édile aurait eu toute sa place dans la bagarre ; seulement voilà, il avait la bedaine proéminente et la tête aussi rouge que le vin qu’il fabriquait. Il souffrait de la goutte et ne pouvait marcher ni vite ni longtemps sans s’essouffler. Il serait bien plus utile en récupérant l’étole de maire qui lui avait été volée.
Les hommes, déterminés à se réapproprier le pouvoir qui leur avait été confisqué, scandaient le poing fermé des chants révolutionnaires. Ils criaient « à Draguignan, allons à Draguignan ! ». Très vite, ils commencèrent à piétiner, impatients d’agir. À ce moment-là, Martin Bidouré salua l’assemblée, il devait continuer son chemin, il avait d’autres villages à avertir. Il enfourcha sa pouliche et, sans se retourner, il prit la direction de Rians, au petit trot. La foule l’observa partir jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon puis explosa en clameurs. Dans quelques instants, ils se mettraient en route pour sauver leur république.
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