Chapitre III. Le Rassemblement de Barjols
Les chants avaient progressivement laissé la place au silence et les hommes, perdus dans leurs pensées, avaient abandonné leur air bravache. Tous marchaient lentement, le cœur serré.
Jean-Thomas, s’ arrêta et contempla longuement son village comme si c’était la dernière fois qu’il le voyait. Juchée sur un piton rocheux, la commune était rassemblée autour du campanile républicain. Un peu plus haut, un château imposant surplombait les habitations, vestiges du Moyen-Âge, grâce auxquel, la communauté avait échappé à bien des massacres et des pillages. Quand les lourds chevaliers en armure eurent fait leur temps, la vieille bâtisse fortifiée se transforma en manoir d’agrément. Un parc à la française y fut tracé. Le seigneur de guerre devint alors parlementaire à Aix ! Puis arriva la grande Révolution de 1789 ; la veuve du comte dut négocier avec les nouveaux maîtres de Roc Tarpèin. La chatelaine et sa famille avait repris ses droits à la Restauration. Ils étaient probablement claquemurés chez eux aujourd’hui, épouvantés par la colère des villageois, qui leur rappelait les événements du siècle précédent. Ils n’avaient rien à craindre cependant ; le courroux des Martinérois n’était pas tourné contre eux cette fois.
Bien sûr, Jean-Thomas était impatient de se battre pour la démocratie ! Mais une peur montait en lui ! Et s’il ne revenait pas ? Et si personne ne revenait ? Et pire encore, et s’il ne réussissait pas à ramener son frère ? Est-ce que sa mère le lui pardonnerait ?
Depuis le bord de la route, le garçon surveillait la fenêtre de sa maison, reconnaissable à ses volets mauves. Il croyait distinguer un mouchoir coloré qu’on agitait pour dire « Au revoir, au revoir, rentrez bientôt ! ». Une larme coula sur sa joue. Il la sécha promptement. Le reste du groupe,s’était arrêté aussi, ils firent mine de ne rien voir. Ils comprenaient les émotions du plus jeune et, bienveillant, le respectaient.
Jean-Baptiste s’approcha de son fils et posa sa main sur son épaule, exprimant un peu maladroitement son agacement.
- Tu peux faire marche arrière, tu sais. Tu es si jeune, personne ne t’en voudra, Pitcho !
— Non ! répondit-il aussitôt. Ce n’est pas cela, je suis des vôtres. J’en suis plutôt fier. C’est juste que… non, ce n’est rien.
Secouant doucement la tête, il préféra ne pas finir sa phrase et souriait bravement, retenant d’autres larmes qui ne demandaient qu’a couler. Le reste du groupe demeurait silencieux, comme perdu dans ses pensées. Beaucoup étaient partis sans vraiment réfléchir et le regrettaient déjà. C’était une notion un peu confuse au fond, cette république. Bien sûr, ils se battraient, ils donneraient leur vie pour elle. Mais ils n’étaient pour la plupart que des paysans. Beaucoup ne savaient ni lire ni écrire. Leurs grands-pères avaient chassé des princes et des rois. Ils étaient même partis défendre la patrie aux marges du pays, là-haut dans des contrées brumeuses. Aujourd’hui, c’était leur tour de faire respecter la devise créée soixante-dix ans auparavant. Liberté, Égalité, Fraternité. Se sacrifier pour rester libres, égaux, fraternels. La maxime réchauffait le cœur, donnait du courage. Oui, ça valait le coup de sillonner le département et de se battre, juste pour ces mots-là.
Passé les ruines de Bézaudun, ancien village abandonné, la colonne de La Verdière les rejoignit. Elle était arrivée par la vieille piste qui traversait la forêt de chênes rouvres. Les deux bandes tombèrent dans les bras les uns des autres. Charles-Édouard, le chef de groupe de la Verdière, menait paternellement sa troupe. Il manifesta son intention de prendre la tête des deux équipes et ainsi n’en faire plus qu’une. Jean-Baptiste refusa.
— Vous,commandez votre bataillon. Moi, je conduis le mien. Nous ne sommes pas nombreux, nous représentons Saint-Martin. Je suis votre allié, je ne suis pas sous vos ordres. Nous nous battrons côte à côte pour la république.
Le père de Jean-Thomas se méfiait un peu de ces beaux messieurs, même s’ils se proclamaient socialistes. Charles-Édouard était rentier, il ne savait rien du travail de la terre. Mais l’homme, s’il n’était pas vêtu de coutil, mais de velours côtelé, n’en était pas moins un démocrate convaincu, bête noire du pouvoir en place. Beau joueur, il descendit de son cheval, ôta ses luxueux gants en chevreau et tendit une main longue et fine au meneur Martinérois.
— Je te salue, vieux cabochard, tu es obstiné comme ton frère Mathieu, mais tu as raison. Chacun son groupe. L’important c’est de se battre à l’unisson, afin de chasser cet arriviste anachronique. À bas le tyran, que vive la république!
Le hobereau local parlait un français châtié. Il pensait ainsi dominer son monde en digne héritier des bourgeois fondateurs de l’État français d’alors, ceux qui, avec Mirabeau, avaient balayé les tyrans couronnés. Jean-Baptiste, lui, voulait que les gens d’en bas, les paysans et les ouvriers, aient davantage de poids politique. En cinquante-deux, l’année suivante, ils auraient dû voter pour élire l’un des leurs. C’était cette victoire que le despote avait volée.
Ignorant les querelles de leurs chefs, les partisans des deux communes se mêlèrent allègrement. Républicains modérés, socialistes et montagnards étaient contents d’être ensemble. Ainsi, ce fut en riant et en chantant qu’ils fêtèrent leur entrée triomphale dans Varages. Ils traversèrent le village au pas cadencé, applaudis par les habitants venus les acclamer. Ils eurent droit à la haie d’honneur. Quelques faïencières essayaient de voler des baisers aux plus jeunes. Jean Thomas subit l’assaut d’une jolie blonde, rose et fraîche. Les aînés, bourrus et un peu jaloux, se moquèrent allègrement de sa rougeur. Tous paradaient. Avant même de se battre, ils étaient déjà des héros. Ici aussi, en quarante-huit, on avait voté pour Ledru-Rollin.
Quelques-uns, à couvert, espéraient la défaite du petit peuple : tremblant de peur, les notables s’étaient barricadés, avec prêtres et laquais, dans leurs demeures cossues. Pleutres et veules, ils attendaient, tapis dans l’ombre, la débâcle des prolétaires.
À la sortie du bourg, Étienne Bayol, l’instituteur de Varages, exhortait ses troupes au départ. Il bloquait le gros bataillon de Vinon, Saint-Julien et Ginasservis, qui piétinait d’impatience. Enfin, la lourde charrette de tête de l’intendance varageoise s’ébranla ; la longue colonne se mit en marche. Tout un peuple était en mouvement. La petite route, trop étroite pour une telle cohue, rendait la progression fastidieuse. L’armée avançait à la vitesse des bœufs.
En fin de matinée, ils arrivèrent à Barjols, le chef-lieu du canton. Le pré de foire, pourtant immense, était noir de monde. La foule déjà compacte devait se serrer davantage à l’arrivée de chaque nouveau groupe d’insurgés. Jean-Baptiste et ses compagnons s’installèrent où ils purent. Chacun dut jouer des coudes et des genoux pour trouver un peu de place. S’asseoir et allonger un peu ses jambes était un luxe.
Le village, situé dans une cuvette, était relativement bien protégé des vents. Le mistral se fracassait d’abord sur les hautes falaises de tuf porphyrique qui dominaient Barjols. Brisé dans son élan, il n’avait ensuite plus la vigueur nécessaire pour importuner les dîneurs rassemblés. La pause déjeuner fut agréable : dos calé contre un muret et visage exposé au soleil, ils se doraient la couenne. Ils avaient du pain, du lard et des fruits secs ; ils étaient heureux de ce partage convivial.
Une bonbonne d’eau-de-vie de prune, venue d'on ne sait d’où, circulait de main en main. Jean-Thomas y but une rasade de gnôle et s’étouffa. L’alcool était très fort, mais cela faisait du bien ; le liquide coulait dans le gosier, enflammait le larynx, puis réchauffait le corps. Il en prit une deuxième gorgée, puis une troisième, plus longue que les autres, qu’il fit durer. Son père riait sous cape ; il connaissait la traîtrise de la gnôle. Il lui arracha le récipient des mains.
— Calme-toi, ce n’est pas du petit lait !
— Oh ! c’est un homme, maintenant, cesse de le traiter comme un minot, répliqua Victorin, le grand frère de Jean-Thomas. Et puis, c’est bon pour la moustache, dit-il avec un sourire malicieux. En tout cas, c’est ce que tu me disais quand j’avais son âge.
Jean-Thomas n’avait plus froid du tout. L’esprit légèrement embrumé, il se sentait très bien. Les compagnons parlaient fort. Les sangs s’échauffaient. Dès qu’on parlait politique, le ton montait. Tous n’étaient pas d’accord, certains louaient ledru-Rollin, enfui en Angleterre. D’autres encensaient Louis Blanc ou Raspail, exilés ou emprisonnés. Les chamailleries partisanes se retournaient invariablement contre les curés ou les nobles : ils étaient source de toutes les souffrances. Mais au-dessus de tout, le mal absolu, le diable laïque : Louis-Napoléon, le traître. Des toupines tournaient, contenant un vin capiteux. Gouleyant à loisir, le nectar aidait à la réflexion. Les langues se chargeaient, les voix devenaient pâteuses, on chantait. L’ambiance était bon enfant.
Jean-Thomas écoutait ses aînés parler sans prendre part au débat. Il s’ennuyait un peu, il n’avait pas encore l’âge de voter. En se levant, il vacilla : sa tête tournait désagréablement. Il avança cahin-caha, jusqu’à la fontaine au coin de la place pour se mouiller le visage. L’eau glacée lui fit du bien. Il s’isola à quelques pas du groupe, s’asseyant par terre. Il voulait lire la lettre de son frère ; il y pensait sans cesse depuis son départ et avait attendu ce moment toute la matinée. Délicatement, il la sortit de la besace et la déplia. Ses mains tremblaient, son cœur battait la chamade.
Auguste-César allait bien. Il était en bonne santé ; du moins, c’est ce qu’il affirmait. Il était à Paris, et il allait prendre un bateau vers l’Amérique…
Jean-Thomas rangea précautionneusement la missive dans sa musette. Les nouvelles n’étaient pas mauvaises, elles n’étaient pas bonnes non plus. Il ne savait plus. Son frère aîné quittait l’Europe pour tenter sa chance à l’autre bout du monde, vers l’Eldorado. Yerba-Buena, San Francisco, la Californie… Ces destinations regorgeaient d’or. Auguste-César était persuadé de revenir au pays immensément riche. Pauvre fou ! Jean-Thomas ignorait où se situait ce pays de cocagne. Il savait simplement que c’était loin, beaucoup trop loin. La désillusion était cruelle ; il était certain de ne jamais revoir Auguste-César. Comment pourrait-il le ramener à Saint-Martin ? Il n’avait aucune envie d’aller en Amérique. La promesse qu’il avait faite à sa mère ce matin lui semblait bien difficile à tenir, voire même impossible. Il lui expliquerait ; il s’excusera, il espère qu’elle comprendra. Il lui en voulait, au fond. Elle lui faisait porter un poids bien trop lourd pour ses frêles épaule.
Du coin de l’œil, il aperçut que le pré de foire se vidait. Il se leva un peu trop brusquement et manqua de tomber. Cette sensation de tête qui tourne n’était décidément pas agréable ; il penserait, la prochaine fois, à ne plus boire de prune. Titubant, il rejoignit son groupe qui s’apprêtait à quitter l’esplanade. Ils allaient grossir la colonne de Camille Duteil qui campait à Salerne.
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