Troisième partie. Chapitre I, Le printemps Niçois
Un petit vent chaud lui caressait la nuque. Les yeux fermés il respirait timidement et n’osait profiter de ce simple bonheur de humer ces effluves parfumés, il n’en avait pas le droit, comme si l’infime plaisir de remplir ses poumons d’air marin était une faute. Des fragrances d’oranger de jasmin et de rose lui chatouillaient agréablement les narines. La promenade des Anglais fleurait bon le mimosa et les cédratiers. Ici à Nice, le printemps était déjà là.
Il se sentait vivant et libre, presque heureux et jouissait des doux rayons de ce soleil matinal. Bientôt sur cette immense terrasse qui surplombait la mer, il ferait trop chaud, il s’en foutait, il avait eu si froid en traversant les rudes contrées du pays des Gavots. Il avait franchi des précipices insondables, des montagnes escarpées et avait cru perdre ses pieds dans d’énormes congères. Ces coins du haut Verdon et du massif du Mercantour, sauvages à souhait, étaient encore hantés par d’âpres légendes de guerriers redoutables, d’intrépides barbets, bergers, le jour, vengeurs féroces, la nuit. Son guide, un enfant de ces contrées, lui avait raconté, amusé, ces histoires horribles de soldats Jacobins, jetés vivants, dans un torrent du haut d’une falaise abrupte. Depuis le lieu s’appelait le saut des Français. Les cris glaçaient encore le sang de ceux qui parcouraient ces lieux les soirs de pleine lune, disait-on. Ces anecdotes plus terrifiantes les unes que les autres lui avaient été contées alors que sur un pont qui enjambait un fleuve frontalier le vertige le fit danser, les eaux boueuses grondantes et menaçantes l’attiraient et l’effrayaient. Il avait failli tomber dans ce Styx diabolique. Le montagnard qui l’accompagnait dut l’aider à traverser tel un vieillard impotent. Le fleuve Var franchi, il avait pointé du doigt le chemin qui serpentait entre monts et vallées jusqu’à la mer.
– Au bout, la liberté, Nissa la bella ! La plus jolie ville du monde ! À partir d’ici, tu es en territoire Sarde, tu es en sécurité, Adésias pitcho, prend soin de toi !
Il s’ébroua, il ne servait à rien de ruminer tout ça… Pourtant, il pensait à tous ceux qu’il avait laissés derrière lui : son père mort en prison, son frère envoyé aux bagnes en Algérie, les femmes, les vieilles, les veuves abandonnées, qui travaillaient aux champs en attendant le retour des hommes. Il imaginait les vignes qui n’étaient pas taillées, les olives non ramassées pourrissantes au sol, les terres à blé qui ne seraient pas ensemencées cette année, son village occupé par des soldats bretons, normands ou picards. Il maudissait maintenant cette foutue politique qui les avait emmenés au désastre.
La petite communauté des réfugiés français forte de plusieurs centaines d’hommes vivait ici depuis cette triste défaite du 10 décembre. La plupart ne pensaient être exilés que de façon temporaire et ne rêvaient que de retrouver leur masure, leurs champs et leur vie d’autrefois, quitte à courber le dos et renier leurs idées.
Mais lui, Jean-Thomas, savait malgré son jeune âge qu’il était trop tard. Le haut pays varois avait été un paradis, un territoire de cocagne, un apprenti empereur venait de détruire cette harmonie. Plus rien ne sera comme avant ! jamais plus !
À son arrivée il avait été accueilli par un des chefs de l’insurrection. Eugène Campdoras, qui logeait chez une veuve anglaise, Abigaël Baxter ! La villa était immense, il y avait de la place pour lui ici, il s’y installa donc.
Il se souvenait aussi, le choc formidable qu’il avait reçu dans une taverne du vieux Nice, il partageait alors avec bonheur un pichet de Bellet, un vin local généreux et fruité. Après plusieurs verres les langues se déliaient. Jean-Thomas avait encore en tête l’épisode de la prune de Barjols et se méfiait de l’alcool. Il buvait, cependant, comme les copains et chantait avec eux, des chansons paillardes d’abord… ça riait fort ! Puis le ton devint grave. Un Tropézien monta sur une table et entonna l’Unita, la Carmagnole. Un Barjolais prit la suite, il voulait brailler des sanglots dans la voix, la dernière ballade à la mode. Une complainte qui se terminait par cette strophe :
Contre un mur d’Aups, les poings liés
en fixant son public obscène
trois debout, trois agenouillé
N’ai proun ! À lancé Bidouré
lorsque les feux l’ont éclairé.
Jean-Thomas coupant alors le chanteur , demanda:
— Cette chanson, ce Bidouré, c’est… c’était l’estafette du général, il a bien été assassiné sur la route de Tourtour !
— Oui, Martin Bidouré a été arrêté alors qu’il galopait sur la route D’Aups à Tourtour, il a été sabré tué d’une balle dans la tête. Mais il n’était qu’assommé, il s’est levé, il a demandé de l’aide dans une ferme, le paysan l’a soigné, puis l’a livré à ce chien galeux de Pastureau qui l’a fait fusiller.
Jean-Thomas, hébété, s’assit, il avait toujours cru Martin mort au bord de ce chemin, alors qu’il n’était que blessé… les autres le pensaient saoul le laissèrent tranquille. Seule une jeune Niçoise, la belle Antonietta avait compris la situation. À pas de loup, elle s’approcha, lui coula dans l’oreille en le tirant par le bras :
— Viens, je te raccompagne à la Croix de marbre, chez la veuve Baxter. Allez ! j’ai bien vu que cette chanson t’avait mis en émoi, tu me conteras le long du Camin deis Inglés ce que représentais pour toi ce Bidouré !
Alors docilement, le jeune Martinérois accepta la petite main de cette jolie brune aux mirettes de velours, il se releva, et sans un regard pour l’assemblée braillarde et chancelante, quitta les lieux. Il pleura comme un enfant sur l’épaule de l’accorte lavandière.
Antonietta caressait la tête maintenant posée sur ses genoux et chantait doucement des cantiques et de berceuses en nissart. Elle l’avait entrainé dans un coin en retrait et le couvait des yeux,
Jean-Thomas, hagard, parlait, parlait sans s’arrêter. Il racontait tout, se vidait de toutes ces horreurs qui l’abîmaient depuis si longtemps.
— Je l’ai vu tomber sous les coups des soldats, je n’ai pas réagi quand le capitaine l’a sabré, et que le préfet lui a tiré une balle dans la nuque. Je ne savais pas que Martin n’était que blessé, que Pastureau l’avait raté. Comme un lâche je l’ai abandonné aux mains de ses bourreaux. J’aurais pu le sauver, au lieu de ne penser qu’à cavaler à travers champs. Martin est mort par ma faute, j’aurais dû le sortir de là… Si je n’avais pas été aussi égoïste !
J’ai trahi tout le monde ce jour-là, à genoux, dans ma propre merde. Je n’ai pas agi quand j’ai vu passer mon père et mon frère… je me suis caché, j’ai esquivé. À Aups encore j’ai fui, comme un poltron… j’avais même peur des ombres qui glissaient dans la neige… J’aurais dû mourir ce jour-là, à la place de papa ou de Martin.
La belle, sidérée, le voyait se vider de toute cette bile qu’il avait emmagasinée dans son corps et qui l’empoisonnait, elle le regardait se débattre avec sa conscience. Elle le vit s’écrouler, à bout de force, alors, comme une sœur l’aurait fait avec son frère, elle l’aidât à se redresser, et lui coula dans l’oreille encore une fois, alors qu’elle se débarrassait de ses robes et de ses jupons.
— Viens, viens avec moi, laisse-toi aller, la mer lave tout. Elle guérit de toutes les souffrances, les Romains l’appelaient Maré Nostrum, je n’ai jamais su si cela voulait dire notre mare ou notre mère. Peut-être les deux. Viens, laisse-toi guider.
Hébété, niais, il lui sourit bêtement et la suivit. Il l’imita, ôta sa chemise ses culottes…
Cette nuit bercé par le ressac dans les bras d’Antonietta, Jean-Thomas devint un homme !
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