Je ne suis pas comme tout le monde car tout le monde est différent.

On a tous notre histoire, notre parcours, notre caractère… Tout ce qui fait que nous sommes nous-mêmes.

Je me rends compte que j'ai eu de la chance. Je suis née dans une bonne famille. Mes parents sont des gens extraordinaires, nous vivions dans un village bourgeois des Yvelines et nous passions nos week-ends et nos vacances chez ma grand-mère dans un des plus beaux villages de France ; Veules les Roses.

Tous les ans nous avions la chance d'aller au moins une semaine à la montagne. Et les fêtes je les passais toutes avec mes cousins.

Vous allez me dire que je n'ai aucune raison de me plaindre...

Alors oui c'est vrai, mais avouez que tout n'est jamais tout blanc ou tout noir.

 Nous sommes en mars 1983, mes parents, mon frère, ma sœur et moi habitons un immeuble de standing à Le Port Marly, grande banlieue ouest.

On est jeudi, il est 10h30, mes parents sont au travail, mon frère Olivier à l'école. Caroline et moi sommes à la maison avec Célestine notre nourrice.

Cette dernière est avec ma sœur de 2 ans mon aînée, pendant que moi je chevauche comme à l'accoutumée ma "voiture-chaussure" porteuse. Je fonce dans l'appartement de long en large faisant le moins de bruit possible pour ne pas déranger Célestine, elle est occupée avec la toilette de Caroline. Il faut que je la laisse tranquille. J'ouvre la porte de l'appartement tout doucement et ma chaussure, ma Copine (ma poupée de chiffon qui a terminé à la poubelle en bribes de morceaux de tissus à l’âge de… NAN J’LE DIRAI PAS ah ah vous allez vous moquer) et moi allons vivre quelques aventures dans l'immeuble. Nous arpentons toutes les trois les couloirs de chaque étage, l'ascenseur et le hall d'entrée jusqu'à ce que nous ayons envie de rentrer, 1h plus tard après être allées comme chaque jour, dire bonjour aux rares voisins qui sont chez eux à cette heure-ci en semaine. Je repasse la porte et m'installe dans le canapé devant la télévision. Célestine sort de la chambre avec Didine dans les bras. Ma sœur fait des grands gestes et notre nourrice lutte pour ne pas la laisser tomber.

 - A quatre ans elle commence à peser son petit poids. Ça fait longtemps que tu es devant la télé ?

 - Non pas trop

 - Tu as faim ? Je vais préparer à manger.

Je regarde ma grande sœur, elle fait de grands gestes et elle fait des bulles avec sa bouche. Ça a l'air de beaucoup l'amuser car tout d'un coup elle se met à rire aux éclats. Elle bave, je prends son bavoir et lui essuie doucement le menton.

 - Voilà ma Didine, c'est mieux comme ça.

Mais elle ne répond pas et elle recommence à baver. Tout d'un coup, elle fait un grand geste et me donne une claque. Aïe elle a beaucoup de force ça fait mal. Des larmes coulent sur mes joues mais je ravale mes sanglots.

 - Ce n'est pas grave ma Didine j’ai pas mal. Je t'en veux pas tu fais pas esprès (c’est dur à prononcer les « x » à 2 ans…)

 - Isabelle tu amènes ta grande sœur à table. Le repas est prêt !

Ma sœur est installée dans une coque sur un châssis à roulette. C'est comme un fauteuil roulant mais son corps doit être à peu près maintenu pour ne pas qu'elle tombe, car ses muscles ne sont pas assez forts pour la soutenir.

 - Allez viens Didine on va manger ! pfffiou t'es lourde à pousser

 - Pour nous c'est jambon pâtes et pour Caroline une petite soupe carottes pâtes et courgettes.

Notre nourrice mange entre deux cuillerées de soupe données à Caroline.

 - Je ne veux pas de yaourts Télétine c'est dur à manger toute seule les yaourts, j'en mets partout toujours.

 - D'accord Isabelle pas de yaourt, je te coupe un bout de gruyère et après au lit.

Ma sœur et moi dormons dans la même chambre. Je l'entends bouger, je l'entends pleurer, je ne dors pas. Je reste allongée dans la pénombre attendant qu'elle aille mieux et qu'elle réussisse à s'endormir. Je parle à Copine, je joue avec mes nounours. Je ne veux pas dormir, je ne veux pas dormir… Et s'il arrivait quelque chose à Didine... Il ne faut pas que je dorme.

Enfin Caroline se réveille, je l'entends bouger, encore un petit peu et je n’aurais pas pu résister... Elle va bien, elle chante "aheu, aheu" alors je chante avec elle "aheu aheu" j'aime ce moment rien qu'à nous où elle a l'air de se sentir bien. J'ai même l'impression qu'elle me répond. Peut-être qu'un jour elle sera comme moi, peut-être qu'un jour on pourra faire de la "voiture-chaussure" ensemble. J'en rêve souvent, j'aimerais bien qu'on fasse des courses dans les couloirs de l'immeuble toutes les deux ça serait tellement drôle.

Tout d'un coup les aheu de ma sœur se transforment en grognements et les grognements en plaintes. Elle va bientôt pleurer. Il faut que j'aille chercher Célestine. Je me lève, je vais voir la nourrice qui est en train de repasser.

 - Didine est réveillée.

 - D' accord ma puce, tu t'habilles pendant que je vais la chercher et que je la change.

Je vais chercher mes habits, je me mets devant la télé et je m'habille.

Enfin c'est l'heure du goûter et du retour de mon frère de 11 ans.

 - Olivieeerrr

Il me fait un bisou sur le front, embrasse Didine, la chatouille un peu pour la faire rire, elle rit aux éclats.

Il goûte, fait ses devoirs et va jouer aux legos dans sa chambre jusqu'au dîner, il ne sortira que pour prendre son bain.

Il est 18h maman va arriver.

Elle passe la porte, je lui saute au cou.

 - Bonjour ma puce

 Bonjour Célestine. Comment s'est passée la journée ? Caroline va bien ? Où est-elle ? Elle a bien mangé ? Elle a pu faire sa sieste ?Ah te voilà, bonjour ma poupée. Je vais me changer et je m'occupe de toi.

 - Isabelle tu te prépares pour le bain ?

Je me déshabille et on prend le bain toutes les deux. On joue, maman nous savonne et je sors. Maman veut me faire un câlin mais je sais qu'elle n'a pas vraiment le temps alors je me débats, je mets mon pyjama toute seule et je retourne devant la télé comme ça elle peut s'occuper tranquillement de ma sœur, elle a plus besoin que moi.

Papa rentre à 19h30. Il se change pendant que maman donne à manger à Caroline, la couche puis nous passons à table et nous dinons tranquillement tous les quatre jusqu'à ce que nous entendions les pleurs de Caroline qui n'arrive pas à s'endormir. Maman se lève, elle la berce sur ses genoux dans la chambre. Lorsqu'elle revient nous avons terminé de manger, nous lui avons laissé son assiette pour qu'elle finisse à son tour. Olivier et moi embrassons nos parents et nous allons nous coucher. Papa est installé dans le canapé, dans quelques minutes il sera endormi devant la télévision, fatigué par la nuit hachée de Caroline et par sa journée de travail.

Je m'installe tout doucement dans mon lit, Caroline est endormie, il ne faut pas la réveiller pour que maman puisse souffler un peu, dans la nuit lorsqu'elle pleurera, papa viendra la calmer et il me fera un bisou pour me rendormir à mon tour. Je m'endors tranquillement en pensant à demain...

Et demain c'est vendredi, nous allons chez mamie Jeanette, ma grand-mère paternelle, à Veules les Roses.

J'aime être à Veules, mamie nous achète des bonbons au camion de la petite épicière, comme elle dit, et nous fait des crèmes aux oeufs avec caramel pour Olivier et sans caramel pour moi.

Quand on est à Veules, mon frère joue avec ses copines, maman reste à côté de Caroline en tricotant. Papa et tonton Jeannot m'emmènent partout avec eux ou bien quand il pleut je joue aux petits chevaux avec ma grand-mère.

Avec mon père et mon oncle on fait des tonnes de choses, on va aider le Père Collet à ramasser les oeufs et à donner à manger aux lapins, on jardine, on nettoie le bateau de papa pour pouvoir aller pêcher le lendemain. Ensuite, on va à Dieppe au marché, puis chez Casto' et enfin chez Mammouths !!! De vraies grandes aventures !!!

A midi on finit toujours par prendre l'apéro chez mon oncle, Pastis pour les grands et Orangina pour moi ! Après le déjeuner, on bricole puis on va se promener à la plage avec Caroline.

 Mes parents n'ont jamais caché ma sœur, pourtant à cette époque c'était tabou. Les enfants handicapés étaient placés ou cachés chez eux sans pouvoir sortir. A Veules il y avait trois familles dont les enfants étaient différents et on se croisait tous dans le village.

Mais lorsque nous nous promenions, les touristes regardaient ma sœur avec dégoût, mépris ou pitié et du haut de mes 95 cm, ça me mettait hors de moi et je leur demandais ouvertement pourquoi ils la regardaient comme ça et qui étaient-ils pour penser qu'ils valaient mieux qu'elle. Ils me regardaient ahuris, traçant leur chemin et se sentant bêtes d'être ainsi pris à partie par une gamine de cet âge.

Pour la plupart des gens, avoir un frère ou une sœur handicapé ce n'est pas dur. Ce qui est douloureux c'est d'être handicapé. Ce qui est douloureux c'est d’avoir un enfant handicapé.

Très souvent dans ma vie on m'a dit :

 - Ta sœur est handicapée ? La pauvre, et tes pauvres parents ?

 - Oui c'est dur pour eux trois.

Et nous ? Est-ce que vous avez pensé à nous ? Mon frère et moi ?

Non c'est vrai, nous n'avons pas le droit de nous plaindre. Nous ne sommes que les frères et sœurs.

Nous ne devons pas nous plaindre. Nous sommes là pour atténuer la douleur de nos parents. Je suis née pour faire oublier ce petit désagrément. Le médecin de famille a dit à mes parents : "Mettez en route le petit troisième, ne restez donc pas sur un échec..." Mais est-ce qu'on lui a demandé au petit troisième s'il avait envie d'être là ? Est-ce qu'on lui a demandé au petit troisième s'il avait envie de naître pour compenser le handicape de sa soeur ? Et le petit troisième a-t-il les épaules pour tout ça ?

Oui j'aime mes parents, ma soeur et mon frère, plus que de raisonnable d'ailleurs, mais est-ce que cette charge n'était pas déjà trop lourde dès le départ ? Est-ce que je suis capable de porter ce poids ? Est-ce que j'ai envie d'être là moi ? Je ne sais pas si je peux répondre à cette question... Peut-être que ma réponse vous choquerait trop...

Votre sœur souffre et vos parents ont assez de travail comme ça !

Alors on se tait, on fait le clown pour détendre l'atmosphère alors qu'en fait à l'école rien ne va et qu'on voudrait seulement pleurer dans les bras de ses parents ou de son grand frère ou... de sa grande soeur...

Quand on fait des bêtises, aux yeux des gens on est bien pire que les autres on devrait se tenir tranquilles ! Nos parents ont déjà assez à faire comme ça !

Ne vous rendez-vous pas compte des sacrifices de vos parents, de leur souffrance ?

Oh mais si je m'en rends compte. J'ai d'ailleurs toujours dit que mes parents étaient des Saints. Et je ne suis vraiment pas sûre que j'aurais appréhendé la vie de la même façon qu'eux. Si j'avais été à leur place je n'aurais certainement pas eu le même courage.