Sans engagement
À cette époque, plus personne ne voulait s’engager dans quoi que ce soit. Il était loin, le temps des promesses tenues. Après avoir renié les traditions séculaires telles que le mariage ou la loyauté hiérarchique, la population avait transformé le monde en un abonnement sans engagement. Moins de mariages, moins de naissances, pour plus d’abandon et de dos tournés à mi-parcours. Tous les domaines avaient dû s’adapter en proposant des formules adaptés aux inadaptés de l’engagement : désactivable d’un jour sur l’autre, remboursement au moindre échec, changement d’offre dès que l’activité de l’utilisateur n’est plus au rendez-vous… De l’éducation au suivi médical, tout était devenu modulable. Et si se marier ne faisait plus partie du programme, avoir un animal de compagnie restait un besoin fondamental pour les bipèdes.
Avec 10 ans de service dans les pattes, Bobby en avait vu de toutes les couleurs. Au sein du service canin locatif, traîné de maison en maison chaque semaine, il n’existait que pour remplir le cœur des humains de joie quelques heures et les distraire de leur peur de vivre autant que de celle de mourir. Une queue qui remue et hop on oubliait la perte d’un boulot. Quelques léchouilles et c’est la dépression qui s’effaçait pour quelques heures. Un câlin chaud sur le canapé. Voilà la crainte du regard des autres qui s’évanouissait.
C’était presque un remède miracle. À chaque fois, quelques regards attendrissants, des pirouettes et sa fourrure réconfortante suffisaient à remplir le cœur des humains quand il leur semblait vide.
Pour Bobby, bien sûr, c’était un boulot comme les autres. Il connaissait toutes les techniques. D’ailleurs, il était payé avec un salaire de Chien Louable Senior pour lequel il avait bien négocié ses tarifs lors du dernier entretien de performance annuel. Ses résultats étaient parmi les meilleurs de l’association canine et il le savait.
Tous ses hôtes le recommandaient chaudement. Alors quand on l’envoya dans un faubourg un peu miteux pour tenir compagnie à une sexagénaire fan de crochet et de tisane, il savait que ce serait une mission facile. Son pouvoir sur les mamies était indiscutable. En bougeant dans tous les sens, il les faisait se sentir jeunes et en se lovant contre leurs pieds alors qu’elles crochetaient, il remplissait le rôle affectueux que les autres humains n’avaient plus pour elles. Transporté dans sa caisse bleue habituelle, Bobby fut déposé sur le palier d’un appartement au papier peint décollé qui sentait les biscuits humides et la poussière. Une vieille femme au dos courbé vint lui ouvrir la porte. Le chien entra la tête haute, soucieux de faire une excellente première impression. Le menton relevé et les pattes bien tendues, il s’avança sur la moquette rase de l’appartement. Dans le salon, il fit un tour sur lui-même pour observer les lieux et jeter un regard plein d’amour à son hôte.
Elle ne regardait déjà plus. Elle avait gardé la porte ouverte et était en train d’enfiler son foulard pour sortir. Le numéro de Bobby n’avait pas dû l’impressionner. Plutôt que de la suivre alors qu’elle sortait ou de couiner comme un jeune chien, il se dit qu’il la charmerait en lui faisant la fête lorsqu’elle rentrerait. Un classique.
Une heure s’écoula. Puis deux, et trois. Quand la mamie revint à l’appartement, la matinée était déjà bien entamée et le soleil semblait sur le point de se lever, avec un ciel qui se teintait déjà de rose. Un peu fatigué mais consciencieux comme un Chien Louable professionnel, Bobby se mit rapidement sur ses pattes pour aller lui faire la fête. Il jappa un peu, posa ses pattes sur les jambes de la vieille dame sans appuyer son poids et quémanda des caresses en frottant sa tête sur la main de la mamie. Elle n’avait pas l’air charmée du tout…
À la place de partager l’affection de Bobby, elle se détourna pour mieux l’ignorer. Touché dans son ego, le chien s’assit et réfléchit à la situation. Il fallait passer les options classiques en revue. Les premiers jours, il ramassa le journal pour lui apporter en main propre, il ramassa la télécommande qui tombait, il s’assit au pied du fauteuil et il fit la fête à la vieille dame. Le soir, elle sortait presque systématiquement pendant des heures. Quant à la journée, ce n’était pas mieux. Elle s’enfermait seule dans sa chambre au moindre appel téléphonique et même quand elle était dans le salon, elle n’avait pas le moindre regard pour Bobby.
La semaine fut longue pour Bobby, qui subissait sa première défaite en 10 ans de pratique. Aucun humain n’avait eu un cœur de pierre comme celui-ci en sa présence. Abattu, il fixait son attention sur son départ prochain. La location durait en général une semaine tout au plus, puisque personne n’avait envie de gérer un budget croquettes ni des cacas à ramasser dans la rue trop longtemps. Il apparaissait évident que la mamie ne voulait pas de lui ici, alors on viendrait le récupérer au terme des 7 jours réglementaires.
Le soir du 7ème jour, ce n’est pas un humain du service de location qui le retrouva à l’appartement. C’était un homme avec une étrange casquette et une odeur infecte. Il sentait sale, comme un chien des rues. La vieille dame fit entrer l’homme avec un grand sourire sur les lèvres. Ils parlèrent quelques minutes en un charabia étrange, puis la dame se leva pour remettre un sachet à l’homme dont il vérifia la quantité avant de lui remettre une liasse de billets.
“Qu’est-ce que tu fais avec un clébard toi maintenant ?” lança-t-il en regardant Bobby comme s’il s’agissait d’un jouet inutile.
La vieille se prit la tête d’une main, soulignant clairement son agacement.
“M’en parle pas. Ma fille s’est dit qu’il me fallait de la compagnie. Je lui ai dit qu’un chien ce serait mieux qu’un mari, mais je voulais dire un chien de garde, un truc solide. Elle m’a commandé celui-ci.” Elle jeta un œil au chien avec un soupir.
“Autant te dire qu’il me sert à rien. En plus, elle insiste pour continuer à le louer plusieurs semaines. Histoire que ça me fasse du bien. Elle ne sait pas que je deal pour mes fins de mois, mais je pensais pas avoir l’air d’une mamie gâteau non plus.”
“C’est sûr que c’est pas avec lui que tu vas te faire respecter quand tu passes ta marchandise. Bon, en tous cas, on se voit bientôt, je devrais avoir d’autres clients sur une soirée, très vite.”
Sans ajouter un mot, la vieille guida l’homme à l’extérieur et retourna compter ses billets d’un air satisfait. Bobby savait ce qu’il lui restait à faire. Il devait montrer les dents. Il fallait qu’il soit agressif, qu’il bave comme un chien enragé. Il allait la convaincre qu’il pouvait faire ce boulot. Il était né pour plaire, de quelque manière que ce soit.
Bobby saurait réussir cette mission, et trouverait peut-être même un endroit où quelqu’un avait vraiment envie d’avoir sa compagnie. Pour plus d’une semaine.
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