- Oh seigneur ! Je vais être en retard !

  La jeune femme courait partout dans la maison. Ses talons claquaient sur le parquet et résonnaient en écho dans le petit salon. Elle avait enfilé une manche de son blouson, laissant la dite veste pendre à son épaule, naviguant d'un bout à l'autre de la pièce. Elle attrapa rapidement une brosse à cheveux qui traînait par là, se posta devant le miroir de l'entrée, plantée sur ses deux longues jambes pour s'arranger la tignasse. Elle peigna et peigna si fort que l'on crut qu'elle s'arracherait les cheveux au passage. La jeune femme retourna son sac à main sur la console en fer forgé et y déversa son contenu, cherchant désespérément le mascara qu'elle avait fourré dedans machinalement. Elle tenta de se refaire une beauté, de s'arranger un peu pour ne pas passer pour quelqu'un de négligé. Elle ajouta un peu de far à joue pour égayer son visage et raviver son teint blafard.

- C'est ça de glander sous la douche, ricana une voix fluette dans son dos.

- Oh la ferme mocheté ! rétorqua-t-elle, irascible.

- Si maman t'entendait, elle te passerait un savon !

- Mais maman n'est pas là, elle dîne dehors avec ses copines ce soir alors que vas-tu bien pouvoir faire ? Tu veux cafter ? Les gens n'aiment pas les balances, crois-moi, alors tu vas tenir ta saleté de langue ! répondit-elle à sa soeur, cinglante, en appliquant son rouge à lèvre fétiche.

  Elle ajusta sa robe, s'arrangea le décolleté pour faire ressortir sa poitrine avant de mettre ses boucles d'oreille. La touche finale apposée, elle était fin prête à aller danser. A peine eut-elle le temps de s'admirer une dernière fois dans le miroir qu'elle entendit le klaxon retentir à l'extérieur, suivi du ronronnement caractéristique d'une Aventador. La jeune femme sût immédiatement que ce boucan était le signal du départ et qu'on était venu pour elle.

- Tu sors toujours avec ce crétin ? demanda sa sœur en entendant le moteur de la lamborghini rugir au dehors.

- Quoi ? Tu es jalouse ? dit-elle, une main machinalement posée sur sa hanche, provocante.

- De toi ? Jamais ! répliqua-t-elle, outrée. Mais il va finir par ameuter les voisins avec sa poubelle.

  Sa sœur fit une moue faussement choquée avant de laisser un rire méprisant s'échapper de sa jolie bouche. Les deux sœurs ne pouvaient pas rester plus de cinq minutes dans la même pièce sans essayer de s'étriper. Et l'on comprenait aisément pourquoi la matrone avait foutu le camp pour la soirée, s'accordant quelques heures de répit. Elle jouerait à nouveau l'arbitre demain.

  La jeune femme claqua violemment la porte en sortant. L'on entendit à nouveau le bruit du moteur résonner dans le quartier et quelques minutes plus tard, la sportive s'élançait sur la route en direction du centre-ville. Julie – car c'était le nom de la jeune sœur restée à la maison – ferma soigneusement la porte à clef avant de retourner s'allonger sur le canapé. Plaid et pop-corn devant sa série favorite, seule sans personne pour la déranger, dans le noir de son salon, était pour elle la soirée idéale. La jeune adolescente savait qu'elle allait passer une bonne partie de la nuit livrée à elle-même. Sa mère était sortie retrouver ses amies, comme tous les vendredis soirs, pour sa partie hebdomadaire de poker et ne rentrerait qu'au petit matin ; et sa sœur aînée avait décidé d'aller se déhancher en boite de nuit, collé-serré avec son petit-ami.

  Avant d'éteindre la dernière lumière du salon, elle observa le visage de son père dans le cadre photo posé sur l'étagère à côté de l'interrupteur. Il était tout sourire dans son uniforme de militaire, la tenant dans ses bras, emmitouflée dans une couverture de naissance. La photo avait été prise à la maternité alors qu'il rentrait tout juste de permission pour accueillir le nouveau-né. Il bombait le torse, les épaules en arrière, les mains fermes autour du nourrisson, les yeux brillant de malice. Ah, comme il avait l'air fier sur cette photo ! Il manquait beaucoup à sa fille qui comptait les jours avec impatience avant sa prochaine permission.

  Elle poussa l'interrupteur du doigt et se retrouva alors plongée dans le noir.

  Les heures défilèrent sans même que Julie n'y prête attention, absorbée par les épisodes qui se suivaient sur l'écran. C'était sûr, ce soir, elle terminerait la saison et entamerait peut-être même un bout de la suivante si sa sœur ne débarquait pas ivre morte à 4h du matin. Ce n'est que lorsqu'elle mit la télévision en pause pour aller se chercher quelque chose à grignoter à nouveau qu'elle entendit un son étrange provenant de son jardin. Elle alluma la grande lumière du salon et s'approcha de la fenêtre pour observer. Elle suspectait encore le chat du voisin d'être venu faire à nouveau des siennes dans les parterres de fleurs de sa mère. Combien de fois ce maudit animal avait-il piétiné, arraché et saccagé la haie fleurie qui séparait leurs deux terrains ? Ah non ! Pas cette fois !

  Mais lorsqu'elle colla son visage contre la vitre, observant ce que la lumière éclairait à l'extérieur, elle ne vit rien d'autre que son jardin baignant dans la quiétude de la douceur du soir. Peut-être avait-il fuit quand elle avait allumé la lampe. Et à bien y réfléchir, elle n'entendait déjà plus rien. Ah ! Il faisait moins le malin maintenant !

  Laissant la pièce baignée dans la lumière, elle en profita pour aller jusqu'à la cuisine, farfouillant dans les placards pour trouver de quoi se mettre sous la dent. Tous les vendredis soirs, c'était le même scénario : maman partait en début de soirée, s'exclamant que ses deux filles étaient maintenant assez grandes pour se faire à manger toutes seules, et les deux adolescentes finissaient par grignoter sur le pouce ou se commander à manger. Sauf que ce soir, Julie s'était retrouvée seule et commander une énorme pizza, juste pour elle, ne l'avait pas trop tentée. Elle s'était donc rabattue sur les fonds de tiroirs.

  C'est en revenant dans le salon, alors qu'elle ouvrait un paquet de chips qu'elle venait de dénicher dans un placard, qu'elle se rendit compte que le bruit résonnait à nouveau à l'extérieur. C'était étrange, comme un grattement à la fenêtre, à peine audible si l'on n'y prêtait pas attention. Julie posa sa nourriture sur la table basse et, plantée droite sur ses deux jambes, fixa l'ouverture donnant sur le jardin. Elle tendit l'oreille, la respiration lente et sourde, essayant d'imaginer ce qui provoquait un tel son. L'adolescente ne voyait que son reflet dans la vitre. Elle ignorait ce qu'il y avait derrière les murs de sa maison et pourtant, une sensation étrange l'envahit peu à peu.

  Julie était une jeune femme intelligente et plutôt rationnelle. C'était sa sœur aînée, la rêveuse, l'excentrique et l'irresponsable. Alors Julie essaya de se raisonner, de comprendre et d'expliquer le grattement intempestif qu'elle entendait depuis de longues minutes. Interminables minutes. Et plus elles s'écoulaient, plus le bruit s'intensifiait.

  Il se passait quelque chose d'inhabituel.

  Des sueurs froides commencèrent à couler le long de son dos, longeant longuement sa colonne vertébrale, caressant son échine du doux frisson de la paranoïa. Sa respiration s'amplifia, lente, lourde, oppressante, écrasant sa poitrine et embrasant ses poumons. Tous ses sens étaient en éveil : les yeux exorbités, elle fixait sa fenêtre, se focalisant sur les sons qui parvenaient à ses oreilles.

  Et d'un coup, tout s'arrêta. Julie attendit encore, et encore, de longues minutes avant de bouger et de courir en direction de la fenêtre. Elle colla son visage contre la vitre et scruta l'extérieur éclairé. Il n'y avait rien. Et il faisait trop sombre dans le jardin pour qu'elle ne puisse discerner quoi que ce soit qui ne fût pas enluminé. Mais l'adolescente resta scotchée à la fenêtre, les yeux rivés sur l'obscurité, à l'écoute du moindre bruit qui viendrait percer le silence. Mais rien ne perturba la quiétude de la nuit noire. Avait-elle rêvé ce qu'il venait de se passer ? Était-ce la fatigue ou son cerveau qui lui jouait des tours ? Pourtant, elle était sûre qu'il y avait bien quelque chose ; la peur qui lui rongeait les entrailles et l'adrénaline qui lui brûlait les veines ne pouvaient mentir.

  Elle souffla d'aise et partit éteindre la lumière du salon. Mais à peine eut-elle appuyé sur l'interrupteur que le grattement retentissait à nouveau à la fenêtre. Elle se retourna d'un bloc, la terreur lui tordant l'estomac. Et là, debout, droit, planté sur ses deux jambes, se dessinait une ombre gigantesque trônant devant sa baie vitrée. L'homme – parce qu'au vu de sa taille d'ogre, ce ne pouvait être que cela – laissait ses ongles égriser le carreau dans un grincement terrifiant, immobile face à Julie. Elle ne voyait pas son visage, il n'était qu'obscurité, cerclé par un halo lumineux produit par le réverbère au bord de la rue. Mais la jeune femme savait qu'il la fixait, qu'il l'observait, qu'il la traquait.

  Elle n'osa bouger, car elle savait qu'il n'hésiterait sûrement pas à casser la vitre. Et résisterait-elle à sa carrure imposante, à la force de cette brute, à ses coups répétés contre le verre ?

- Je vais rentrer et venir te chercher, lui annonça-t-il à travers la fenêtre.

  Sa voix résonna dans la tête de Julie. Il lui fallait prendre une décision, se remuer, faire quelque chose sinon qu'adviendrait-il d'elle ? Quel mal irait-il infliger à cette adolescente et à son corps fragile ? Un frisson remonta le long de son échine, la faisant trembler comme une feuille. Son visage se déforma sous l'effet de la terreur qui s'insinuait entre ses viscères et bientôt des larmes vinrent noyer son visage d'enfant. Ses grands yeux exorbités fixaient inlassablement l'ombre qui se dressait à sa fenêtre. Ses pensées volaient en éclats, son esprit affolé ne réfléchissait pas, et le vide résonnait dans sa tête. La jeune femme était pétrifiée.

  Ce n'est que lorsqu'il assena un premier coup contre la baie vitrée que Julie se ressaisit. Ce n'était pas le moment de rêvasser. Elle l'entendit ricaner au dehors et frapper, encore une fois, et encore, de plus en plus vite, de plus en plus fort, tambourinant et martelant la vitre avec fureur. Il laissait exploser sa rage et bientôt le verre volerait en éclats.

  Julie attrapa son téléphone, posé sur la table basse, avant de monter les marches quatre à quatre pour aller s'enfermer dans la chambre de sa mère. C'était la seule qui possédait un verrou, et elle se barricada à l'intérieur. La jeune femme, la vision troublée par ses larmes, les doigts tremblants contre le clavier de son portable, peina difficilement à composer le numéro de la police. La tonalité résonna à son oreille trois fois et la jeune femme maudit le service d'urgence d'être aussi long. Enfin, la voix rauque d'un homme fatigué retentit à l'autre bout du fil.

- Service de police, quelle est la raison de votre appel ?

- Il y a un homme chez moi ! hurla la jeune femme en pleurs.

- Où habitez-vous mademoiselle ?

- 12 rue des Peupliers, quartier de l'Aurore, au Mesnil, répondit-elle, aussi distinctement que possible, sa peur lui étranglant la gorge. Il frappe à la vitre, il va la casser, il va rentrer !

- La police sera là dans dix minutes mademoiselle, ne vous inquiétez pas, ils arrivent, restez avec moi, d'accord ?

- Je suis là, je suis là, répliqua-t-elle, ses sanglots étouffant sa voix à travers le combiné.

- Vous êtes en sécurité mademoiselle ?

- Je me suis cachée dans la chambre de ma mère, à l'étage.

- Il ne peut pas vous atteindre là où vous êtes ?

- Il arrive ! Il vient pour moi, il me l'a dit ! expliqua la jeune femme, terrorisée.

- Les policiers sont en chemin, continuez de me parler si vous le pouvez mademoiselle. Il ne vous entend pas là où vous êtes ?

- Pour le moment non mais il est là, en bas, il est en train d'essayer de fracasser la fenêtre !

- Mes collègues arrivent dans huit minutes. Dans huit minutes, c'est fini. Quel est votre nom mademoiselle ?

  Sa voix était douce au téléphone, il se voulait rassurant. Et ça marchait. La jeune femme se focalisait davantage à présent sur ce que lui disait le régulateur que sur les bruits sourds et la rage qui explosait à l'étage du dessous.

- Julie.

- Vous êtes courageuse Julie, tout va bien se passer, surtout vous ne bougez pas d'où vous êtes quoiqu'il se passe, quoique vous entendiez, surtout restez en sécurité jusqu'à ce que mes collègues vous disent que tout est fini, d'accord ?

  Et d'un coup, un énorme bruit de verre brisé retentit au rez-de-chaussée. Sa respiration se coupa et son cœur fit un bond si fort dans sa poitrine, qu'elle crût qu'il allait s'échapper de sa cage thoracique. Elle sût qu'à présent son bourreau viendrait pour elle.

- Il est rentré, ô mon dieu, il est rentré ! Il est dans la maison, il va venir pour me chercher, chuchota-t-elle difficilement entre deux sanglots, la panique l'envahissant peu à peu.

- Cinq minutes Julie, répondit l'opérateur. Ne faites pas de bruit, dans cinq minutes c'est fini.

- La porte d'entrée est verrouillée. Vous pourrez pas rentrer par la porte d'entrée, répéta-t-elle.

  Elle ne savait pas pourquoi elle lui avait répondu cela. C'était des policiers, ils défonceraient la porte si besoin. Mais au fond de sa tête, une petite voix lui disait qu'ils perdraient du temps à essayer de passer de ce côté-là. Que ce fût une information utile ou non, Julie semblait s'accrocher à son interlocuteur comme à une bouée. Elle entendait l'homme au rez-de-chaussée retourner toute la maison, hurlant à plein poumons, balançant les objets contre les murs, laissant éclater sa rage folle et sa frustration.

- Encore deux minutes Julie, restez avec moi, je suis là, deux minutes Julie.

  Le régulateur continuait de prononcer son nom, encore et encore, espérant que depuis l'autre côté du téléphone, la jeune femme – qui s'était tue pour ne pas attirer l'attention de l'intrus vers le premier étage – était encore lucide et n'avait pas cédé complètement à la panique. Il pensait qu'il raccrocherait un morceau d'elle, récitant en boucle son prénom comme une formule magique, pour que ses pensées restent concentrées sur le son de sa voix.

- Il monte, souffla-t-elle dans le téléphone.

  Les bruits de pas dans l'escalier faisaient trembler tous les murs. Il gravissait la montagne tel un ours en quête de sa proie. La jeune femme l'entendit ouvrir toutes les portes une à une, celle de sa chambre d'abord, donnant juste devant l'escalier, puis celle de sa sœur aînée, juste à côté. Puis la salle de bain et le bureau de son père. Et enfin, au bout du couloir, planté devant la chambre de sa mère, elle entendait sa respiration lourde et saccadée de l'autre côté de la porte.

- Il est là.

  Julie posa le téléphone à ses pieds, adossée contre le dressing, juste à côté de l'entrée de la pièce. Elle plaqua ses mains sur ses oreilles et ferma les yeux en priant le ciel qu'enfin ce cauchemar cesse. Le silence se fit tout autour d'elle. La jeune femme attendit le moment où l'homme défoncerait l'égide qui le séparait de sa victime, seule, pétrifiée, dans le noir le plus complet. Mais celui-ci ne vint pas. Et lorsqu'elle retira ses petites mains tremblantes de ses oreilles, elle entendit résonner dans le corridor des voix, des bruits de lutte, les sirènes au dehors, des objets qui volèrent en éclats et finalement, le silence revint.

- Julie, c'est la police. Tu peux sortir, c'est fini.

  L'adolescente bondit sur ses jambes, déverrouilla la porte et l'ouvrit à la volée. Elle sauta au cou de son sauveur, du quinquagénaire qui venait de lui sauver la vie. Ses larmes redoublèrent d'intensité, laissant la peur s'exorciser, ruisselant sur ses joues rougies. Tout irait bien désormais, elle était de nouveau en sécurité et dans quelques heures, elle retrouverait sa mère et sa soeur. Mais Julie savait que jamais elle n'oublierait cette peur, cette terreur qui laisserait en elle, sa marque éternelle.

Moralité, fermez vos volets !