Chapitre Six.
6. Mauvais jour.
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(Point de vue Opaline.)
Je peste une nouvelle fois dans la salle de pause, plus qu’agacée. Je crois que cette journée fait partie de mon top cinq des pires jours de ma vie. Ce matin, ce fut parce que je me suis pris les pieds dans la couette et que je me suis étalée parterre, ensuite le dentifrice qui se fait un plaisir de ruiner ma robe, la presque chute sur les fesses en descendant les escaliers de mon appartement et voilà que je renverse la moitié de mon thé sur moi. Par Helgener, que cette journée prenne fin rapidement !
— Ce n’est pas ton jour, se moque gentiment Coraline.
— Je'ignore pourquoi mais Helgener semble avoir une dent contre moi, soupiré-je à bout.
— Tiens, commence-t-elle en me tendant un morceau d’essuie-tout. J’avoue que depuis ce matin, tu les accumules…
— Tu m’as entendu tomber ? demandé-je en grimaçant.
— Malheureusement… sourit la jeune femme compatissante.
J’ai proposé à Coraline de venir passer le week-end à la maison comme elle était seule depuis une semaine déjà. Et je dois dire que sa compagnie me plaît. Surtout quand elle me prépare à manger. C’est un véritable cordon bleu. Mais même si elle vit avec moi, je remarque bien que son humeur de s’améliore pas vraiment. Des cernes sont apparus sous ces yeux et son teint hâlé devient de plus en plus livide. J’ai l’impression de la voir chaque jour perdre ses forces, son énergie. Surtout en faisant mon maximum pour la booster, je constate que mes efforts restent vains. J’ai déjà essayé d’aborder le sujet avec elle, mais elle s’obstine dans son… déni. Enfin, je ne la connais pas encore suffisamment pour l’affirmer, mais quelque chose me pousse à le croire. Peut-être parce que plus je passe de temps avec elle, plus je me rends compte que nous partageons beaucoup de points communs.
Jace pénètre dans la salle avec les pizzas et les dépose sur la table me sortant de ma rêverie. Avec lui non plus, je ne sais plus sur quels pieds danser. D’un côté, notre relation me manque d’un autre, je n’arrive pas à comprendre ce qu’il lui a traversé l'esprit. Il aurait tout bonnement pu juste venir nous parler et nous souhaiter une excellente soirée, mais non, il a fallu qu’il nous invite avec lui et ses amis. Certes, c’était une bonne intention, mais… Il me connaît suffisamment pour savoir que ça ne m’enchanterait pas. C’est pourquoi, après avoir fini mon verre, je les avais plantés là. Sans rien dire. Et je me fous de ce qu’ils ont pu penser. Je l’observe distribuer les parts et s’installer silencieusement à sa place. Je m’en veux de lui faire subir cela. C’est disproportionné comme réaction, je sais. Mais je veux qu’il le sache aussi. Et que par le même intermédiaire, il comprenne. Je m’assieds face à lui et le remercie avant de commencer à manger.
Coraline se ratatine sur sa chaise. En plus de sa mine fatiguée, cela lui donne l’air d’un animal blessé et perdu. J’aimerais tellement la prendre dans mes bras et lui insuffler toute mon énergie, pour la voir de nouveau avec le sourire. La protégée de ce qui la ronge. Je sais que cela fait à peine un mois que l’on se connaît et pourtant… C’est peut-être parce que c’est la première fois que je me fais une « amie ». Que je place beaucoup d’espoir dans cette relation, alors que si cela se trouve la réciproque n’existe pas. Ce n’est pas comme avec Jace. Lui s’était une évidence et même si notre amitié a connu son lot de hauts et de bas, je sais que quoiqu’il arrive nous pourrons toujours compter l’un sur l’autre. Que rien ni personne ne pourra défaire ce qui nous lie. Mais peut-être que je réfléchis trop. Peut-être que je devrais laisser place au hasard et voir ce qu’il me réserve. Non. Je secoue la tête sous le regard interrogatif de mon meilleur ami et lui réponds par un faible sourire. J’ai besoin de maîtriser. Je ne veux pas d’imprévu dans ma vie. Je serai incapable de gérer sans cela. Pas comme Coraline. Je suis persuadée qu’elle saurait comment résoudre un problème en un claquement de doigts.
Je repense à ce qu’elle m’a dit au restaurant. Je ne vois pas en quoi, je peux l’intimider. Je n’ai rien à offrir comparé à elle. Elle aussi belle et lumineuse qu’un rayon de soleil. Je suis tout son inverse. Autant sombre et obscure que la pénombre. Mais je m’y plais. Je débarrasse mon assiette et la dépose dans l’évier, pour sortir fumer une cigarette dans la cour arrière. Jace me rejoint et se pose à mes côtés le long du mur.
— Est-ce que tout va bien ? murmure-t-il.
— Oui, ne t’inquiète pas pour moi…
— Encore dans tes pensées ? sourit-il doucement.
— Elles ne disparaissent jamais vraiment, avoué-je timidement.
— Écoute Ope, je… Je suis désolé, je sais que…
— Ce n’est rien, le coupé-je. Je ne t’en veux plus vraiment. Ma réaction était sûrement… disproportionnée, avoué-je à demi-mot.
— Non. Je n’aurais pas dû te prendre de court de la sorte. Tu as eu raison. Mais sache que j’essaierai à l’avenir de faire plus attention.
Je lui souris timidement et avale une gorgée de nicotine en levant les yeux au ciel.
— Tu sais, commence Jace, je n’ai jamais compris pourquoi tu fuyais autant les autres… Déjà à la fac, tu étais quelqu’un de secret, et j’ai mis cela sur le compte de ta grande discrétion. Mais j’ai l’impression que depuis quelques semaines, c’est encore pire… Que même à moi, tu ne fais plus confiance, avoue-t-il.
— Jace, murmuré-je en plongeant dans son regard de jade, ce n’est pas une question de confiance en toi, tu le sais, déclaré-je. Je… J’ignore juste comment aborder le problème qui se pose à moi, bafouillé-je.
— Quel problème ? s’inquiète mon meilleur ami les sourcils froncés.
— Si je le savais, chuchoté-je.
J’éteins mon mégot dans le cendrier au sol et lui adresse un petit sourire contrit avant d’entrer et de rincer mes mains. Il faut que je pense à autre chose comme les patients qui vont avoir besoin de toute mon attention cet après-midi. Mais j’ai à peine le temps de me tourner pour rejoindre le couloir que deux bras m’enlacent. Une odeur boisée chatouille mes narines et j’en profite pour en absorber toutes les nuances. Dans la chaleur du corps chaud de Jace, mes doutes s’apaisent.
— Je suis là, tu le sais n’est-ce pas ? insiste-t-il.
— Viens dormir à la maison ce soir, supplié-je presque.
— D'accord, accepte-t-il en embrassant le haut de mon crâne.
Je le remercie et reste quelques instants contre lui, oubliant que nous sommes sur notre lieu de travail. Il m’avait manqué, son côté protecteur aussi. Mais maintenant je sais que tout est redevenu comme avant. Il n’y a qu’avec lui que je peux baisser ma garde. Et qu’avec lui que je pourrais comprendre ce qu’il se passe. Cora entre dans la pièce et sourit doucement en nous voyant.
— Jace vient dormir à l’appartement ce soir, annoncé-je d'une petite voix.
— Vous voulez que je vous laisse seul ? demande-t-elle poliment.
— Non, cela me ferait plaisir que tu restes aussi, avoué-je.
Coraline acquiesce et nous retournons tous à nos postes de travail, le cœur un peu plus léger, et l’ambiance électrique quitte les lieux d’un claquement de doigts.
***
— Installez-vous, le repas est bientôt prêt, déclare Coraline.
— Tu laisses ton invitée commander chez toi ? s’étonne Jace.
— Quand tu auras goûté ses petits plats, tu devineras pourquoi, déclaré-je en souriant en coin.
Jace hausse un sourcil pour en apprendre plus, mais je lui offre une simple moue qui lui fait comprendre que je ne dirais rien de plus. Je serre du vin blanc à tout le monde et m’installe face à mon meilleur ami.
— Je suis étonné de voir que la cohabitation se passe aussi bien, lance-t-il surpris. Je me souviens de ta première année au campus et de ta colocataire… On ne peut pas dire que c’était la joie entre vous…
— Je sais, je me surprends moi-même… Mais avec Cora tout me semble plus… simple ? hésité-je.
— Plus simple ? reprend Jace.
— Oui, haussé-je les épaule, j'ignore à quoi c'est dû et je m’inquiète pour elle…
Jace ouvre grand sa bouche avant de la fermer et recommence. Il prend ensuite un air songeur.
— Quoi ? dis-je agacée de son petit numéro.
— Rien… C’est si étonnant que je me demande quand une telle situation s’est présentée à toi, déclare-t-il d’un sourire taquin.
— Tu sais que tu es con ? remarqué-je en levant les yeux au ciel.
— Non, mais ça se fête ! reprend-il en chassant ma réflexion d’un geste de la main. Opaline a découvert les relations amicales ! surjoue Jace.
— Vraiment con, marmonné-je.
— Jace ? Oui, il est con, affirme Cora en entrant dans la pièce avec une casserole.
— Maiiis ! s’insurge le jeune homme.
Une douce odeur de poisson mariné envahit aussitôt le petit salon, nous donnant l’eau à la bouche, pendant que Cora sert nos assiettes. À peine celle de Jace pleine qui goûte et laisse les papilles s’exprimer pour lui.
— Viens habiter avec moi, épouse-moi ! dit-il sous le charme.
— Vraiment très con ! reprend Cora en même temps que moi.
Nous explosons de rire tous les trois. Il n’y a pas à dire, mais être entourée, ce soir, me réconforte. Et en regardant Coraline, je devine qu’il en est de même pour elle. Ses belles couleurs reprennent place sur son visage et son sourire semble plus sincère. Alors par pur automatisme, le mien l'imite. Nous mangeons en riant et buvant, profitant de cette petite accalmie dans nos vies chaotiques. Je ne peux rien affirmer pour Jace, il semble toujours serein, mais je ne suis pas dupe pour Coraline. Je vois bien qu’elle essaie de cacher aussi bien que moi sa détresse. Elle résonne presque à la mienne lorsque nos regards se croisent. Mais je sens que tout s’harmonise entre nous trois. Que quelque chose est en train de naître. Et que pour une fois, je laisse mon filet de sauvetage sur le rebord pour sauter dans le vide et profiter pleinement de l’instant présent.
Nous regardons une comédie, avachis sur le canapé en commentant de temps à autre le film. Jace ne manque pas de ressource et très rapidement nous nous retrouvons à avoir les larmes aux yeux tellement nous rions. J’ai l’impression d’avoir lâché un poids derrière moi, d’avancer sereinement sur un chemin qu’il m’est inconnu et pourtant d’être en totale confiance avec lui. Je me lève, pendant que Jace raconte une nouvelle ânerie et me dirige sur mon balcon pour fumer. Bien entendu, la journée se termine comme elle a commencé et je me prends les pieds dans le bas de porte et tombe à genoux sur le sol bétonné. Mais lorsque je souffle d’agacement en levant les yeux au ciel, tous mes soucis semblent s’envoler. La pénombre est totale, mais le spectacle devant moi vaut toutes les merveilles du monde. Le ciel est parsemé d’étoiles qui brillent de toutes leurs forces. La lune s’est effacée cette nuit, pour leur laisser cet instant rien qu’à elles. Le tableau est si envoûtant que j’en oublie d’allumer ma cigarette. Je reste là, les yeux levés, le sourire aux lèvres.
— C’est magique, n’est-ce pas, chuchote une voix à mes côtés.
— Oui, tellement, dis-je en retenant mes émotions. Tu passes une bonne soirée Cora ?
— Parfaite, répond-elle en souriant. Je suis heureuse d’avoir des proches comme vous.
Mes yeux s’écarquillent de surprise. Elle place donc autant d’espoir que moi dans cette possible amitié. Je secoue la tête doucement et me sens rassurée. Je n’ai plus à douter maintenant. Tout ira pour le mieux, j’en suis convaincue.
— Ah, mais ça caille ici ! s’exclame Jace en frottant ses mains sur ses bras.
— T’avais qu’à mettre une veste, dis-je moqueuse.
— Je ne voulais pas faire comme vous, bougonne-t-il dans sa barbe.
— Te plains pas alors, renchérit Cora.
— Mais ! Oh mon dieu ! Vous êtes toutes les deux contre moi ! réalise-t-il. Ope, j'exige qu’on engage un collègue masculin, décrète-t-il.
— Hum, non, dis-je en secouant la tête.
— C’est injuste ! crie-t-il comme un enfant.
— Et dire que tu le supportes depuis… Combien d’années d’ailleurs ? demande Cora.
— Presque vingt-six ans, soufflé-je en avec une fausse grimace.
Je décide d’allumer ma cigarette, perturbée dans mon admiration calme et apaisante.
— Vous avez vu le ciel comme il est magnifique ! reprend Jace, les yeux levés.
— On a apprécié, avant qu’un grand gamin ne vienne gâcher la tranquillité des lieux, dis-je en aspirant la nicotine.
— Méchante ! raille-t-il.
— Réaliste plutôt, conclut Cora.
Nous retenons notre rire face à sa mine outrée. Mais le silence qui régnait autour de nous fut remplacé par nos éclats.
— Chut ! J’ai des voisins, articulé-je.
— On s’en fout, ce ne sont pas les nôtres, se moque Jace.
Je lui donne une frappe sur le bras, et secoue la tête. Oui, je m’en fous, profite de la légèreté de l’instant, avant que ce sentiment ne finisse par disparaître, pensé-je.
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