Journal de bord
Premier jour du printemps
J'ai écrit : "Ma virtuosité se partage."
Je l'ai pensé. Dans l'action quotidienne, tandis que volaient mes mains, affairées entre casseroles et couteaux. Les assiettes pleines sur la table, et voici le visage illuminé de ma fille, dans un torrent de saveurs. Voici la bouche pleine de mon époux bâfrant ses compliments.
Cuisiner, pour moi, ce n'est pas compliqué.
Ecrire non plus.
Mais...
Cette virtuosité-là, je peine à la partager. C'est pourtant l'art, l'art dans deux états. Un art qui nait profondément en moi. Un art discret, que je garde secret. Rarement écrivé-je pour quelqu'un. Rarement dans l'intention de publier.
Une gêne retient ma main. Et personne ne doit savoir que c'est moi.
La virtuosité se partage, pourtant.
Tout autour, elle s'expose sans pudeur. Chaque rouleau d'Iroise ne saurait être parfait, mais il est là. Chaque paillette de sable sous mes pieds est le fruit singulier du travail infini de l'océan. Art et multitude.
Mes mots sont aujourd'hui aussi nombreux que les galets de Bretagne, mais mon oeuvre demeure un iceberg à la dérive. Peu en aperçoivent le sommet.
Je cuisine pour les initiés de mon cercle.
Je danse dans le confort du studio.
Je chante dans la pénombre de la chambre d'enfant.
Je joue ma musique dans la solitude du salon.
J'écris dans le secret de mon journal.
Et pourtant : La virtuosité se partage.
Cette pensée m'effleure et m'échappe aussitôt.
Comment puis-je cuisiner pour le nombre un festin de mots, les inviter à danser dans mes pas pressés, les faire monter dans les trains de mes refrains, dans les silences de mes partitions ?
Comment me montrer entière, baleine blanche, monstrueuse et fascinante, tout en transportant l'Autre à la surface, qu'il dévale allégrement mon flanc au lieu de le harponner fébrilement ?
Je me sens à la conquête de mon étrangeté, car enfin : la virtuosité se partage.
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