La rebelle masquée

11 minutes de lecture

Une nuit ordinaire. L’insaisissable voûte écrasait une cité déjà opprimée. De scintillantes étoiles constellaient cette étendue noire et de minces rayons lumineux parvenaient à se faufiler par-delà cette obscurité latente. Ces astres apportaient un net contraste avec l’atmosphère glaçante, tout en se diffusant jusqu’aux faubourgs. Se révélaient alors des établissements enténébrés, où un vacarme permanent détonnait dans le silence du quartier. Des repères d’asservissement.

Une flûte trônait sur l’embrasure de la chambre, entourée de gouttes de cire fondue. Chandelle au poing, une jeune femme examinait pensivement son instrument de musique. Comme chaque soirée, son devoir lui imposait de divertir une foule déplaisante. Songer à cette perspective la clouait sur le plancher pendant que sa source de lumière dépérissait. Lusha se réfugia dans la contemplation du ciel bien qu’une main amicale se posât sur son épaule. Elle enviait le monde extérieur, au-delà de sa prison de pierre où aucun espoir de fuite n’était envisageable. Cette ville la ceignait, tout comme son corset blanc en cuir lacé. La barde se nippait avec élégance parce que ses persécuteurs lui y obligeaient. Parfumée et bien chaussée, ses mèches dorées s’accordaient à ses yeux ambre. Mais les apparences dissimulaient une musicienne tourmentée et assujettie, prête à tout pour goûter à une liberté jamais connue.

Son meilleur ami optait pour d’autres méthodes. Hésitant, Fleid porta sa main à son menton glabre avant de la ramener à son luth. Grâce à sa veste croisée grise et son pantalon bouffant, il ne souffrait pas du froid, mais il réprimait quand même des frissonnements. Adapté à son accoutrement, le jeune artiste arborait des cheveux bruns assez lisses s’alliant à merveille avec son nez busqué et ses hautes pommettes. Outre ses aptitudes à la musique, on l’avait désigné pour son apparence. Des obligations découlaient la nécessité : Fleid avait fait contre mauvaise fortune bon cœur.

Lusha et Fleid s’alliaient pour le divertissement au détriment de leur libre-arbitre. Face à face, ces deux ménestrels se complétaient. Que ce fût par leur jeunesse, leur minceur, leur petite taille, leurs traits propres, ils répondaient à tous les critères requis. Néanmoins, leur retard s’accumulait, vu que leur présence au sein de la grande salle était exigée à une heure précise. Malgré le froid, de la sueur perlait sur leur front.

— À quoi bon continuer ? soupira Lusha. Rien ne nous sortira de notre condition.

— Ça nous permet de survivre ! rassura Fleid, le sourire gêné. Nous jouons pour eux, et en récompense, ils nous offrent de quoi manger et dormir. Tu sais ce que deviennent leurs opposants, n’est-ce pas ?

La barde ravala sa salive alors que sa main affleurait sa flûte.

— Dis…, songea-t-elle. Selon toi, le monde extérieur ressemble à quoi ? Penses-tu que nous le verrons un jour ?

— Ne te berce pas d’illusions, dit son ami, les lèvres plissées. Nous sommes nés dans cette dictature et nous y mourrons. Tu sais, notre condition pourrait être pire. Certains citoyens sont torturés ou tués pour des simples erreurs. Tant que nous restons tranquilles, il ne nous arrivera rien.

— Ne me dis pas que tu y crois sérieusement ! Et Gadin, le fils de la boulangère, il avait mérité quoi pour se faire torturer en prison pendant trois jours ? Il avait juste oublié de saluer les gardes lors de leur passage ! Et ce n’est pas le premier à avoir subi leur cruauté.

— On ne peut rien y faire ! On ne peut qu’obéir… Allez, viens, nous devons descendre.

— Obéir, encore et toujours… Ce n’est pas une vie, Fleid…

Son murmure s’effaça, pareil au vacillement des flammes de sa chandelle. Il leur fallait abandonner cette dernière lumière pour en gagner une autre, plus artificielle. À contrecœur, leur instrument dans le creux de leurs mains, les bardes cheminèrent vers leur métier. Vers le divertissement aseptisé et dépourvu de gratitude.

Le hourvari de la salle n’affectait plus leurs oreilles à force d’y être accoutumées. De fait, leur malaise ne provenait ni de cela, ni de la mine morose du patron au tablier maculé, mais plutôt de l’omniprésence des soldats. Seuls citoyens autorisés à dépasser le couvre-feu officiel, leur patrouille rencontrait un répit au sein de l’établissement. De ripailles en déglutitions, leurs tables crissaient sous la masse de leurs mets à moitié engloutis. Aux collisions cliquetantes des chopes argentées, la mousse blanchâtre décrivait un sillon courbe jusqu’à l’estrade du fond, à proximité de l’âtre. En dépit de leurs tremblements, Fleid et Lusha s’armèrent de courage et répétèrent le même trajet que les jours précédents.

Cette soirée-ci, une odeur différente flottait dans l’air. Bien qu’un remugle et un parfum enivré existassent encore, une tension tangible habitait les lieux. Beaucoup d’yeux sévères toisaient les musiciens, probablement à cause de leur léger retard. Le duo orienta sa vue vers les murs ocre pour éviter de les croiser, là où des rondaches alignées revendiquaient l’appartenance des dominants. En plein devoir, les soldats de tout âge s’attifaient de gambison sous leur cuirasse en cuir noire. Cet équipement complet, mariant le fer à cette matière, dissimulait d’éventuelles imperfections physiques, tandis que des armes de toute sorte étaient attachées à leur dossière ou à leur tasset. Sur leur plastron fulgurait un poing brandi sur fond gris, symbole de la conquête du despote. Un rappel permanent de la condition misérable des citoyens de Tesserac.

Lusha et Fleid se hissèrent sur leur estrade et déployèrent leurs compétences en musique. Aussitôt, le tumulte s’estompa pour céder à une harmonie nouvelle. La flûte et le luth s’associèrent dans une mélodie aigue mais non dénuée de charme pour les êtres bourrus que constituaient la population. L’inhumanité de l’auberge disparaissait au gré des notes produites avec doigté. Le fumet s’exhalant des viandes saignantes, les plaisanteries insipides des soldats et les jacasseries typiquement militaires se pliaient aux exigences de l’art universel.

Cependant, tout sentiment de plénitude se révélait éphémère. Focalisée sur sa musique, Lusha fut paralysée par un élément intrus dans sa vision. Une grande soldate, reconnaissable à son chignon roux et à ses taches de rousseur, titubait entre les tables, un liquide rougeâtre se répandant sur son passage. Un collègue la suivait, jeune homme à la courte barbe noire, et tentait futilement de la tempérer.

— Rassieds-toi et arrête de boire ! réclama-t-il, agrippant son avant-bras. On doit reprendre notre guet après, il faut être en forme !

— Lâche-moi la grappe, maugréa la soudarde, et laisse-moi finir mon vin !

Sa volonté devint difficile à réaliser quand la chope en question glissa de ses mains et chuta juste devant l’estrade. Passablement ivre, la femme hoqueta avant de s’intéresser aux deux musiciens. Et la musique s’interrompit, car l’épée fut dégainée. La soldate braqua sa lame vers Lusha qui en écarquilla les yeux.

— Je ne t’ai pas demandé de t’arrêter ! réprimanda la femme soûle. Au contraire… Hic ! Je voulais que tu joues plus vite ! Je veux de la vraie musique, vivante et rythmée, pas de la douce mélodie pour niais !

— Et qui êtes-vous pour prétendre me dicter comment je dois manier ma flûte ? osa Lusha. Vos privilèges…

Elle ne put achever sa pensée qu’une main cruelle s’enroula autour de sa cheville et la jeta par terre. La flûtiste se cogna la tête contre le plancher plaquant et perdit brièvement la notion de conscience. Des formes oscillantes fusionnaient avec les cris indicibles pour former une cacophonie étourdissante. Mais la brutalité ne trompait pas : encouragée par les siens, la soldate détenait la vie de la pauvre ménestrelle entre ses mains. Des yeux aussi rouges de rage que d’alcool la dévisageaient férocement tandis que l’autre militaire retenait Fleid avec un sadisme similaire.

— Mes privilèges ? vociféra la partisane. Je maintiens la sécurité dans une ville où des crétins de jeunes troublent l’ordre public ! Tout ce que tu dois faire, c’est te servir d’une flûte, et tu arrives encore à te plaindre ?

— Oubliez ce qu’elle vient de dire…, bredouilla Fleid. Elle n’y pensait pas…

Les soldats se consultèrent du regard afin de décider du sort des deux jeunes personnes. Du tintamarre s’éveillait des objectifs peu modérés : les guetteurs acceptaient d’abandonner la musique pour entraver tout semblant de rébellion. Ce consentement permit aux deux militaires de réfléchir plus facilement à leur décision.

— Tu penses que la flûtiste mérite vraiment ta colère ? demanda l’homme. D’ordinaire, on apprécie sa musique, tu ne devrais pas laisser l’alcool parler à ta place.

— Tu as bien entendu ce qu’elle a dit, Adem ? répliqua la femme. Elle a contesté mon autorité… Moi, Bivra, l’une des meilleures soldates de ce régime ! Ça mérite punition !

— Laissez-la tranquille ! hurla le musicien.

À son cri succéda un coup de tête, un échec prévisible. Fleid tomba à la renverse, rudoyé à l’abdomen, et se courba pour mieux accueillir la douleur. Entre deux gémissements, il se retrouva victime de la haine des soldats. Son visage devint livide d’horreur lorsqu’il aperçut leur sourire sadique, dont l’état d’ébriété de Bivra renforçait la puissance. Son intervention insensée, instinctive et invalide aida Adem à soutenir le choix de son amie.

— Le patron trouvera d’autres musiciens pour harmoniser nos soirées, dit-il en haussant les épaules.

Lusha et Fleid regrettèrent leur audace aussi fugace que leurs espoirs. Traînés jusqu’à la porte d’entrée, une vague de froid s’abattit sur eux au moment où ils arpentèrent la rue contre leur gré. Nulle âme salvatrice ne rôdait à une heure où tout contrevenant risquait de se heurter aux multiples soldats aux aguets d’une allée à l’autre. De même, aucun adhérent au système ne protégeait deux victimes de leurs propres alliés, fussent-ils éméchés. Bivra et Adem emmenèrent les bardes à une ruelle voisine, jusqu’à un cul-de-sac. Ils étaient libres de s’adonner pleinement à leurs pulsions.

Encastrés contre le mur, les bardes remuaient sous l’emprise des soldats. Biturée d’alcool comme de rage, Bivra se focalisait sur Lusha tandis que son confrère s’occupait de Fleid. Deux jeunes musiciens subissaient violemment leur destin, leurs promesses de vie meilleure brisées par une attitude jugée dissidente. Des doigts retors se rabattaient sur le cou de la flûtiste. Une agresseuse hargneuse, l’épée tirée, scellait son destin.

— On… On s’excuse ! bégaya le joueur de luth. Ce n’est qu’un incident, pas vrai ? Ne nous tuez pas pour ça !

— C’est trop tard, riposta Adem. Vous avez dépassé les bornes. On ne frappe pas les soldats, sinon, ça encouragerait les jeunes de votre genre à se rebeller ! Ici, personne ne vous entendra crier.

— Vous vouliez partager votre mélodie, hein ? renchérit Bivra. Hic ! À notre tour… de partager la nôtre, le chant du métal !

Face à l’approche de la mort, perspective presque tentante, Lusha décida de s’opposer à la terreur qui les paralysait, elle et son ami. Ainsi, elle s’arma de courage, le regard intrépide, et répliqua :

— Je préfère mourir en vraie citoyenne plutôt que de servir ce système tyrannique ! Vous avez troqué votre âme contre une épée et une armure !

Les yeux de Bivra s’embrasèrent outre mesure. Une artiste banale contestait son autorité, pire encore, elle bravait une idéologie entière. Un tel désespoir exaspérait beaucoup la soldate pour qui il n’existait qu’une seule et unique doctrine, celle des forts dominant les faibles. Sur cette pensée, un sourire distendit ses lèvres et ses mains agrippèrent plus fermement encore la poignée de son épée. Mais il n’y eut aucun tintement. Aucun déversement de sang. Juste un souffle distinct dans l’obscurité.

— Qu’est-ce que c’est ? se méfia Adem. Quelqu’un s’approche, Bivra. Ça m’inquiète.

— Tu es sûr ? douta Bivra. Autant en avoir le cœur net. Ces pleutres n’oseront pas s’enfuir, de toute manière… Et si jamais… On les rattrapera !

Ses espérances se réalisèrent quand ils lâchèrent leurs victimes : Fleid et Lusha restèrent cloués contre le mur, la sueur inondant leurs joues. Ils luttèrent toutefois contre leur terreur afin de s’intéresser au bruissement anormal. Des pas feutrés trahissaient une présence inconnue, et dans le noir complet, l’individu était difficilement discernable.

La silhouette émergea de l’ombre, ce qui n’aida guère pour l’identifier. Une jeune femme svelte s’avançait vers eux, tout de noir vêtue. Sa longue cape enroulée à ses épaules flottait au rythme de sa démarche, tout comme son médaillon argenté, alors qu’une ample capuche en laine dissimulait l’entièreté de sa figure. Bras et jambes grêles, cette personne apparaissait malgré tout comme une silhouette menaçante, car la noirceur de sa tenue égalait celle de sa respiration.

— Qui es-tu ? interrogea sèchement Adem. Décline ton identité !

— Mon nom n’a aucune importance, répondit la femme mystérieuse d’une voix froide. Mais vous pouvez m’appeler « La rebelle masquée », puisque cette dénomination me définit bien.

Bivra éclata d’un rire bruyant auquel son collègue répondit par un sourcillement. Elle se rétracta aussitôt lorsqu’elle décela une expression concrète derrière le masque du personnage.

— Pourquoi tu me coules ce regard, l’inconnue ? grogna-t-elle. Tu nous veux quoi ?

— On baigne dans l’incertitude, Bivra…, hésita Adem. Elle ne ressemble pas aux autres jeunes soumis. Je crois que… Elle me fait peur.

— Elle te fait la peur ? Foutaises ! Adem, pourfendons-la sur-le-champ ! Le mot « rebelle » se limitera à son nom !

Saturés d’une fureur insatiable, les soldats s’élancèrent contre la rétive, leur cri se perdant dans la venelle. Ils se fondirent dans la pénombre et tombèrent exactement là où leur ennemie souhaitait. Incapable de bien voir ce qui se déroulait, les musiciens furent contraints de laisser libre cours à leur imagination, quoique corroborée de maigres indices. Des figures indistinctes s’agitaient dans la nuit, mais les épées ne sifflèrent pas longtemps, sauf en chutant au sol. Bientôt, la frénésie de Bivra et Adem s’effaça : ils endurèrent implacablement leur fatalité. Surpassant ses émotions, Lusha alla voir ce qu’il était advenu d’eux et aperçut des membres étendus desquels un apparent fluide écarlate jaillissait. Une botte souple les écrasa et porta la sauveuse vers les bardes encore sous le choc. Elle tendit un bras salvateur au duo.

— Ils sont… morts ? questionna Fleid, la réponse au bout des lèvres.

— Oui, confirma la femme encapuchonnée. Deux sacrifices pour notre cité, deux misérables partisans qui vous auraient écharpé pour leur plaisir. L’heure est venue de libérer Tesserac du joug de Kurilas Tihan. Suivez-moi.

— Vous suivre…, murmura Lusha. Mais où ? Pour faire quoi ?

— Vers la liberté. Je rassemble une armée secrète de jeunes rebelles, dont l’objectif est de renverser le pouvoir dictatorial. Depuis votre tendre jeunesse, ce système vous oppresse dans un milieu où l’épanouissement est impossible. Seule une révolution permettra de rendre à notre ville son essor d’antan, où chacun de ses habitants était libre. Mais pour qu’une révolution naisse, elle a besoin de partisans.

Elle marqua une pause pour examiner les musiciens dubitatifs.

— Bardes, interpella-t-elle. Je vous offre l’opportunité de me rejoindre dans cette rébellion. Décidez-vous maintenant, avant que les soldats ne vous repèrent. Acceptez-vous de gagner ma cause ?

Leur soirée supposée désastreuse bifurquait vers un tournant inattendu. Une telle proposition mura d’abord Lusha et Fleid dans le tâtonnement. Leur cœur battait à haute vitesse lors de leur courte réflexion. Puis, une volonté de révolte naquit dans leur esprit, sentiment qu’ils partagèrent à leur échange de regard. Suivre une inconnue dans une direction inédite semblait périlleux. En écartant leur méfiance naturelle, seule sa lame dégoulinante de sang garantissait la fiabilité de la révolutionnaire. Mais ils avaient échappé de peu à un sort funeste, et après cet incident, les autres perspectives paraissaient inexistantes. Dès lors, les artistes opinèrent du chef, se relevèrent et emboîtèrent le pas de leur meneuse.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0