Vis ma vie
Vis ma vie
Berni, la cinquantaine grisonnante, était appuyé sur le zinc du bar depuis une bonne heure. Il ressassait sa chienne de vie et n’arrivait pas à en dénicher le moindre point positif.
Il passait son temps à le perdre…
Nath, sa dernière conquête, était presque pire que lui. Ce couple, miteux, ne valait pas la corde pour le pendre.
Il commanda une nouvelle bière et chercha dans le cendrier un mégot qui pourrait, s’il s’y prenait bien, vivre une seconde vie.
La matinée passa ainsi, entre bières et saluts lancés à des partenaires de beuverie sans le sou.
Puis Nath fit son apparition. La démarche chancelante et le regard vague, elle trainait sa misère de façon assez pathétique. Elle réussit à taper une cigarette à un consommateur passablement éméché et se laissa échouer sur une banquette. Berni la rejoint de sa démarche nonchalante.
- Y’a de la chance que pour la vermine, lança-t-il en bavant devant la cigarette bien droite.
- Un ‘gentleman’ me payerait un verre…
- Où t’as vu un gentleman dans ce ‘rad’ ?
- T’es qu’un bon à rien ! Même pas capable d’un mot gentil…
- La gentillesse… c’est pour les cons !
- Si tu savais lire, tu trouverais dans les livres la poésie qui manque à ton éducation !
- Va chier !
La jeune femme finit par se lever et avant de partir, lui lança :
- T’es qu’une merde, Berni !
Il était en manque de tabac. D’habitude, il savait tromper son monde et faire preuve du minimum de civilité, surtout envers Nath. Mais là… il avait quelque peu perdu le contrôle.
Il commanda une nouvelle bière, mais Gégé lui fit non de la tête.
- Paye d’abord celles que t’as bues ! rugit le patron
« Va chier, toi aussi ! » murmura-t-il dans sa barbe de trois jours, avant de quitter le bistrot. Pourtant Gégé était bien le dernier à l’accepter sur son zinc, il devait le ménager.
- Mets sur ma note, je repasse cet après-midi…
Le patron secoua la tête d’un air mécontent.
Berni traina sa misère jusqu’au début d’après-midi puis, le hasard de ses pas l’emmena devant une vielle librairie. Sur un panneau, derrière la vitrine, il lut « Ici, livres gratuits ».
Il n’en fallait pas plus pour que Berni franchisse le pas de la boutique. Il pénétra dans l’univers feutré et poussiéreux d’un bouquiniste du siècle passé.
La boutique était extrêmement petite et des montagnes de livres s’entassaient pêle-mêle jusqu’au plafond. Berni se sentait oppressé dans cette quantité de papier. Mais, il fallait bien qu’il donne de sa personne pour obtenir un livre gratuitement. Il se dirigea vers le libraire et lui dit :
- Bien le bonjour, monsieur le libraire.
- Mes respects, monsieur le lecteur. Que puis-je faire pour vous ? répondit le brave homme une lueur espiègle dans l’œil.
- J’ai lu sur la vitrine que vous donniez des livres ?
- C’est exact, mon ami.
- Eh bien, j’en veux un, répondit fièrement Berni.
Le libraire, toujours le sourire aux lèvres, lui désigna l’étagère du fond.
- Prenez celui qui vous convient, mais choisissez-le bien !
Berni le remercia de la tête. Le ‘choisir bien’ restait un défi pour un gars qui ne lisait plus depuis qu’il avait quitté l’école. Il s’approcha de l’étagère, passablement branlante au vu du nombre de livres entassés et s’aperçut qu’ils étaient tous d’une même collection.
« Vis ma vie »
Il saisit le premier de la pile et lu « moi, Joseph, poilu de 14-18 ». Il en saisit un autre « moi, Tatiana, prostituée, au bois de Bologne », il sourit, mais le reposa.
Un peu plus loin, il trouva « moi, Billy, boxeur à Manhattan » puis un autre « moi, Nathalie, couturière à Passy »
Il s’arrêta sur celui-là, une Nathalie !
Cette gourde de Nath allait enfin reconnaitre qu’il savait lire !
Il choisit donc ce livre et retourna vers le libraire. L’homme sembla surpris et lui conseilla vivement de le reposer et d’en choisir un autre, plus viril, plus masculin. En un mot : qui lui correspondrait davantage.
- Soyez raisonnable, cher ami, prenez un livre qui vous ressemble plus !
« Mais de quoi je me mêle, vieux débris ! » pensa Berni.
- Ne vous en faites pas pour moi, celui-là fera bien l’affaire, répondit-il à voix haute.
- Je me permets d’insister ou vous le regretterez amèrement, croyez-moi sur parole.
Mais Berni resta sur sa position, estimant que l’égalité des sexes étant actée, une mauvaise histoire au féminin valait bien son équivalente au masculin.
Il salua le libraire et sortit.
Il fit quelques pas et s’arrêta à la terrasse d’un café. Il compta la ferraille qui encombrait le fond de ses poches. En additionnant toute sa richesse, il arrivait péniblement à un euro… C’était suffisant pour commander un café et il ouvrit le livre. Il fut aussitôt happé par l’histoire de cette midinette ô combien banale et, il faut bien l’admettre, assez futile.
Les heures passèrent, il était plongé dans la lecture d’une existence fade et sans éclat. Ce livre retraçait la vie d’une femme depuis sa naissance jusqu’à ses vingt ans. Et pourtant, cette suite d’évènements sans intérêt le fascinait. Il ne pouvait lever son regard de ces lignes.
Finalement, il referma le livre et le posa sur la table.
Cette Nathalie était d’un ennui mortel, même la perte de sa virginité était à pleurer.
La fin d’après-midi tirait les ombres des boutiques sur le pavé. Il sentit une certaine fatigue l’accabler.
« Encore une journée de plus, en moins » se dit-il.
Puis, il saisit la tasse à café désormais froide et la vida d’un trait. En reposant la tasse, il remarqua une trace de rouge à lèvres sur le bord et trouva cela un peu déplacé. Il avait quand même payé ce café avec la totalité de toute sa fortune.
Il était en droit d’attendre un service irréprochable ou tout du moins… une tasse propre !
Il se leva pour aller se plaindre et contempla son reflet dans la vitrine.
Stupéfait, il dévisageait une femme !
Aussitôt, il palpa son corps et vérifia que ce qu’il prenait pour des seins… en étaient bien !
Désemparé, il vérifia sa coiffure, lui qui était presque chauve se retrouvait avec une épaisse chevelure châtain. Il constata effaré, que son vieux jean délavé s’était changé en une jolie petite robe bleue qui lui tombait sous le genou.
« Mais c’est quoi ce délire ? » marmonna-t-il.
Désormais, après le premier choc de son aspect, il constatait que toute la rue, elle aussi, avait changé. Il en avait le tournis !
Il était de retour dans les années 1970 ! Autour de lui passaient des R16 et autre DS…
Complètement paniqué, il se leva et remonta en courant la rue en direction de la librairie. Elle était bien là, le même aspect désuet et suranné, mais la vitrine était vide et la porte fermée.
D’un coup sec, il força la poignée et se cassa deux ongles…
La librairie était désaffectée… quelques revues trainaient au sol.
Berni cherchait dans ce local à l’abandon des réponses qu’il ne pouvait, bien évidemment, pas lui donner. Désormais, il était terrifié !
Il repensa alors aux paroles du libraire : ne prenez pas celui-là, ou vous allez le regrettez amèrement…
Dans une librairie parisienne, un brave homme déballait un nouveau livre. Il l’avait reçu le matin même et savait qu’il tenait là un exemplaire de choix.
Il glissa dans l’emplacement laissé libre par « moi, Nathalie, couturière à Passy » ce nouveau volume « moi, Berni, chômeur à Paris ».
Il resta un moment à contempler ce nouvel opus et sourit en pensant au malheureux qui choisirait ce livre…
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