Spécimens de Clupeidae
« Vous le savez fort bien, chers confrères, j'aime à découvrir, au sein de ce qu'abrite la nature de plus exotique, les animaux les moins séduisants. Je n'évoque pas ici les baudroies ou autres monstres naturels capables de susciter l'effroi des enfants curieux. Je parle des animaux quelconques, de ceux qui pourraient passer au travers de nos études durant des générations tant que nous n'aurons pas des armées de naturalistes prêts à en découdre avec l'ensemble du foisonnement biologique. Vous le savez, chers confrères, j'ai consacré de nombreuses années à disséquer des organismes que nombre d'entre vous jugeaient redondants, voire risible. Ne vous offusquez pas de mes paroles, je comprends tout à fait ce genre de réactions et je n'en ai en réalité jamais pris ombrage. Redondants, oui... Ce que j'entends par là ? Eh bien, pour dire le fond de ma pensée... d'aucuns auront pu considérer – encore une fois je peux les comprendre – que j'ai gâché les budgets qui m'étaient alloués à étudier des proches cousins d'animaux déjà bien connus. Et ce alors qu'il reste tant à faire auprès d'espèces dont nous connaissons à peine les contours. C'est que, voyez-vous, j'ai toujours senti au plus profond de mon être que c'était dans ces différences subtiles que nous pourrions un jour observer de quoi créer de nouveaux outils. Car si la connaissance a besoin de machettes prêtes à défricher la jungle de l'inconnu, elle a aussi besoin des scalpels qui nous sont indispensables lorsqu'il s'agit de séparer la veine de l'artère. Oui, c'est dans la nuance que nous développons le besoin d'inventer les scalpels. Alors… Mais je m'égare. Vous vous demandez évidemment pourquoi je vous ai tous réunis ici aujourd'hui. Rassurez-vous, ce ne sera pas du temps perdu. »
Le professeur accrocha un panneau naturaliste près d'une lampe à huile dont il augmenta la luminosité.
« Vous n'êtes pas sans savoir que j'ai passé quelques semaines en début d'année à regrouper tout ce que je pouvais réunir à propos de sardina pilchardus, la vulgaire sardine qui baigne à l'occasion dans nos assiettes. On aura pu penser qu'il s'agissait là d'une lubie passagère et sans intérêt liée à ma manie de me mêler de ce qui relève du presque-maîtrisé. Je vous l'avoue aujourd'hui, j'avais alors en réalité obtenu quelques spécimens fort rares d'un autre poisson de la famille des Clupeidae. Un poisson ressemblant fort à la sardine, et qui aura pour cette raison échappé à la vigilance d'autres savants en quête de serpents de mers. »
D'un geste, le professeur fit signe à l'audience de prendre patience. Il leur proposa alors d'observer une grande feuille de papier sur laquelle on pouvait distinguer quelques exemplaires de ce qui, on pouvait le dire sans risque, ressemblait en effet à des sardines.
« Voici la représentation des trois poissons que j'avais pu obtenir. Ils m'avaient été confiés par un pécheur qui affirmait… Hmm… J'y reviendrai peut-être plus tard... Un pécheur qui pensait en tout cas utile de voir quelques recherches effectuées à propos de ces étranges sardines. Vous ne voyez rien d'étrange ? Je vous le concède. En surface, les différences sont minimes. Elles existent, mais elles ne valent même pas la peine que nous nous y attardions. Leur taille ? Rien de bien particulier. Il n'y avait pas de quoi boucher le port de Marseille, la chose est avérée. Non, les différences remarquables sont à chercher ailleurs. »
Dévoilant un nouveau panneau, le professeur continua avec une certaine exaltation.
« L'intérieur… oui… les organes relèvent d'une toute autre histoire. Et je n'y aurais cru si je ne l'avais vu. Je vous invite tout particulièrement, vous l'aurez déjà remarqué, à considérer les œufs que cette femelle porte en elle. Leur faible nombre, ainsi que leur grande taille. Rien ici ne rappelle la reproduction de sardina pilchardus. J'ai longtemps cherché parmi les poissons la ponte qui pouvait le mieux se rapprocher de ce vous avez sous les yeux. En vain. Et c'est un accident de laboratoire, une maladresse de mon assistant, qui m'a mis sur une piste aussi inattendue que pertinente. Ce jeune a laissé traîné près de mes travaux quelque matériel d'une expérience qu'il mène au titre du loisir, entre deux sessions de recherche sérieuse. Et je me suis ainsi retrouvé, médusé, à pouvoir contempler à la fois le dessin de ma fausse sardine et, tout à côté, le corps béant d'une femelle de l'espèce podarcis muralis. C'est cela, le lézard des murailles. L'un des sauriens les plus commun en nos terres. Je vous en prie… Je vous en prie, calmez-vous. Ne jugez pas mes propos sans en avoir entendu l'entier contenu. C'est bien volontiers que je vous concède l'aspect étonnant de ce rapprochement. Et pourtant, à y voir de plus près, la similitude était troublante. Dans un geste un peu fou, sans doute, guidé par cette intuition qui nous dépasse, je suis allé chercher un spécimen mâle de mon espèce inconnue. Je lui ai alors arraché la queue, sans autre forme de procès. Sans lame, en effet, à la main. Cette queue a frétillé un temps avant de s'éteindre. J'ai replacé l'animal dans son aquarium, et observé. Vous aurez compris ce que j'attendais : la repousse de cette queue arrachée. Ce phénomène merveilleux que l'on constate auprès du lézard commun était-il présent chez cette nouvelle sardine ? »
Le savant sortit son mouchoir de soie et en essuya la transpiration qui perlait sur son front, puis, le regard grave, il se planta devant l'assistance afin de conclure son exposé.
« Le poisson n'a pas su se mouvoir dans l'eau une fois sa queue sectionnée. Qui plus est, ses fluides vitaux se sont dispersés dans son environnement. Il n'a pas survécu plus de quelques minutes. Ainsi donc, le nom de sardinosaurus, que j'avais réservé auprès de l'académie en prévision de ma découverte, est libéré. L'espèce n'existe pas encore, je vous laisse le soin d'en découvrir une qui méritera ce nom remarquable. Messieurs, merci de votre attention, je vous souhaite une bonne fin de journée. »
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