Le sirop vert
Mais, à nous trois, on pouvait tout affronter, rien ne pouvait nous arriver. Si l’une des trois était malade, c’était le drame, le trio n’était pas complet et ça n’allait plus.
Bien que nous étions rarement malades, principalement des maladies infantiles. Moi, je n’ai eu que les couleurs, rougeole et jaunisse. Ma mère nous protégeait en nous donnant du fortifiant, du Marinol. C’était un sirop à base d’eau de mer et au goût d’orange, commercialisé par un laboratoire pharmaceutique de la ville. Ce laboratoire existe encore aujourd’hui, il fabrique principalement des sprays nasaux à base d’eau de mer de la région. Beaucoup de sprays utilisés pour les bébés maintenant proviennent de ce laboratoire. Il faut dire aussi que la ville était réputée pour ses cures thermales d’eau de mer. Et cela depuis 1824, thérapeutique prisée par la Duchesse de Berry qui en avait lancé la mode auprès des parisiens, ainsi que la mode des bains de mer.
Pour ma part, j’avais très souvent des bronchites, avec une grosse toux. Le médecin prescrivait toujours le même traitement : du sirop vert. C’était un sirop d’une couleur vert foncé fait à base d’eucalyptus. Je détestais ce sirop, rien que de voir son emballage, j’avais déjà des nausées. Alors de le boire, imaginez. Je le gardais dans la bouche pendant très longtemps. J’espérais trouver un moment sans la surveillance de ma mère pour le recracher. Mais à chaque fois, elle restait près de moi jusqu’à ce que j’avale toute la dose. Elle me demandait même d’ouvrir la bouche afin de vérifier si j’avais bien tout avalé. Souvent, je laissais couler lentement le sirop en dehors de ma bouche entrouverte, le long de mon menton. Le sirop vert dégoulinait dans mon cou et sur mes vêtements. À chaque fois, ma mère finissait par me donner une baffe pour avoir recraché le sirop et m’être comportée si salement. J’avais l’impression d’être toujours la seule des trois à devoir boire la totalité du flacon. En fait, mes sœurs devaient moins tousser que moi.
Bien plus tard, adulte, une fois, j’ai eu à appeler ce même médecin, qui était arrivé en fin de carrière, pour une forte toux de mon fils. Il voulait lui prescrire ce même sirop, je lui ai interdit. Je lui ai dit que le sirop vert n’entrerait jamais dans ma maison. Ma relation d’enfance avec ce sirop l’a fait beaucoup rire. Il était loin d’imaginer la torture qu’il me faisait subir enfant en faisant cette prescription.
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