Une autre mémoire
Une quinzaine de vaisseaux ferrailleurs de toutes tailles et de formes variées encombraient l'orbite de la planète Sagan. Tubes et excroissances bricolées leur donnaient des airs de jouets d'enfants. L'un d'entre eux pourtant détonnait. Le Jack Vance n'était ni le plus imposant, ni le plus puissant, mais il se singularisait par la finesse de ses lignes. Ancien vaisseau de croisière, il parcourait l'espace au gré des opportunités. Si son équipage rêvait de richesses, du grand coup qui lui permettrait de se retirer avec panache, son capitaine Jarol Lutarc n'était mû que par une unique exigence, gagner suffisamment d'argent pour voyager encore un jour de plus.
Pour l'heure il fallait patienter et ce n'était pas son fort. Une frégate militaire du quadrant d'Alastor était apparue la veille afin de filtrer les accès à Sagan. Les réseaux d'informations parlaient de l'affaire en boucle. La cité d'Erewhon, nouvellement découverte, allait être inscrit au patrimoine Galactique et les ferrailleurs accourus en masse, en seraient définitivement exclus. Personne n'est plus individualiste qu'un ferrailleur, mais face à un ennemi commun ils faisaient front et s'étaient constitués en une association "Les amis d'Erewhon" qui prônait la libre exploration des vestiges Saganais.
Loin de ces problèmes, tout au fond du vaisseau, derrière une porte close, le temps était à l'apaisement. Les doigts de Jarol glissaient sur la peau du dos de Keren. Nus dans les draps emmêlés, ils jouaient tendrement.
– Tu es belle ! soupira Jarol.
Keren agenouillée, se lissait les cheveux avec les doigts. Elle prit un air faussement contrarié, puis haussa les épaules en riant, désinvolte.
– Tu as bien choisi, voilà tout !
Jarol la regarda sérieusement.
– Tu as eu ton mot à dire. Tu l'as toujours.
Les yeux soudain dans le vague, la jeune femme redressa la tête et se figea dans un moment d'absence.
Elle lui rendit enfin son regard et s'empara du menton de son amant en souriant.
– Tu as une communication du commandement militaire ! Tu prends ?
Jarol sortit du lit comme mû par un ressort.
– Fais patienter ! Que vais-je leur dire ? Je ne veux pas frayer avec ces types !
– Tu voulais que ça bouge !
Le jingle de la communication sonna de la cabine et une voix masculine remplit l'espace.
– Capitaine Lutarc ! Lieutenant Amarillo. J'ai une proposition à vous faire.
…
– Capitaine ?
Jarol, nu comme un ver, se redressa instinctivement. Il songea un instant que Keren pourrait bien brancher la visio puisqu'elle lui avait passé la communication sans autorisation expresse. Écartant cette éventualité, il se promit de faire quelques réglages sur son module de prise de décision.
– Salut Lieutenant. Je ne m'attendais pas à un appel de l'armée. Me serais-je mis en délicatesse avec vos services ?
Il y eu un blanc, puis la voix repris sans sourire.
– En qualité de représentant des ferrailleurs …
– Explorateurs ! le coupa Jarol.
Un nouveau blanc et cette fois un peu d'agacement dans la voix :
– Comme vous voudrez. Vous êtes attendus à Erewhon au point focal à 15:00 Alastor standard. Vous prendrez Madame Xirlof et son second, du Chesapeake, en passant.
– Qu'est-ce qui vous fait croire que je vais accepter ?
– Vous rateriez une opportunité de visiter Erewhon, Capitaine ?
– Évidemment pas Lieutenant. A bientôt.
Il fît un signe de la main et la communication fût coupée, avec le jingle correspondant.
Keren avait revêtu une tenue standard grise sans attrait.
– Prévient l'équipage et prends une batterie supplémentaire ! Départ dans 10 minutes annonça-t-il.
Le Jack Vance décrocha de l'orbite et tomba dans l'atmosphère de Sagan en tournoyant, comme une feuille qui vient de se détacher de sa branche. Une telle méthode n'avait rien d'orthodoxe, mais elle amusait Jarol. Les passagers attendaient la fin de la manœuvre, sanglés dans leurs sièges.
Khadrani la pilote, le regardait faire, goguenarde. La capitaine du Chesapeake, une grande brune au visage allongé ne semblait pas goûter le style de son homologue, mais s'en tenait aux protocoles diplomatiques habituels. Son second, un dénommé Anville, un costaud à la figure brutale, la regardait avec dévotion. Keren, quant à elle se tenait droite dans son siège. Son regard fixe, inexpressif, ne cillait pas.
L'atterrissage se fît en douceur. Les puissants projecteurs gravifiques posèrent les milliers de tonnes de l'engin comme une boîte d'allumette sur une table.
– Touch down ! s'exclama Jarol satisfait de sa prouesse.
Le visage de Keren s'anima à nouveau. Elle se leva avec sa rapidité coutumière. Parvenue à hauteur de Jarol, elle lui murmura quelques mots.
– Votre atterrissage était loin de l'optimum Capitaine. Nous avons consommé 12% d'énergie en trop.
– Quelle rabat-joie ! soupira Jarol, agacé.
Puis elle se tourna vers les autres qui se levaient à peine de leurs sièges et leur donna les consignes d'usage :
– Chers bio-sentients, nous venons de nous poser au nord de la cité d'Erewhon. Notez que l'atmosphère n'est pas compatible avec vos organismes. Difluorée, toxique et corrosive avec quelques traces de curare et d'oxygène, ne vous y exposez à aucun prix. Si la pression atmosphérique s'approche des standards humains, la pesanteur externe doublera votre poids. Habillez-vous en conséquence. Des combinaisons de force sont disponibles dans le dressing. Le lieutenant Amarillo nous attend dans les bâtiments containers de l'armée, situés au nord du terrain. Un rover est en cours de déchargement. Merci de votre attention.
La troupe prit place dans le rover. Un engin trapu, au blindage apparent, composé de faces légèrement bombées, aux arêtes arrondies. Ses roues surdimensionnées au relief profondément rainuré semblaient prêts à avaler le terrain accidenté de la plaine d'Erewhon.
Lorsque le véhicule sortit du vaisseau, tous ressentirent la pesanteur de Sagan. Ceux qui ne l'avaient pas déjà fait, réglèrent la force de leurs combinaisons afin qu'elles soutiennent leurs gestes et protègent leur organisme. Jarol souriait assez vainement. Il portait un modèle dernier cri, dont il était très fier; dont l'enveloppe, à peine discernable, laissait voir par transparence une partie non négligeable de son anatomie. Elle était assortie d'une ceinture de commandes aux multiples fonctionnalités, assez voyante, qu'il pianotait nerveusement.
– Ça surprend un peu au début, déclara-t-il benoîtement, dans l'espoir que l'assistance remarque à quel point il était à l'aise et absolument pas surpris.
Des bâtiments préfabriqués, indéniablement humains de par leur laideur pratique, se détachaient à l'avant des premières tourelles de la cité. La ville s'étendait aussi loin que portait le regard, avec une dominante noir mat quelque peu salie par la lumière verdâtre du jour. Le ciel vide pesait sur la scène.
– Nous avons de la visite capitaine, annonça Keren, d'une voix neutre.
– Transmettez la vue, demanda Jarol.
Une vidéo holographique leur parvînt via leurs connexions synaptiques. Trois cavaliers s'approchaient rapidement, montés sur des autruches mécaniques à la course gracile. Leurs combinaisons légères et transparentes montraient leurs uniformes.
– Communication entrante, capitaine…
– Capitaines Xirlof et Lutarc, ici Amarillo. Bienvenue sur Sagan ! Merci d'avoir accepté mon invitation. Je vous propose de nous suivre directement vers la zone sécurisée de la cité.
Il ajouta :
– Ne vous écartez pas de l'avenue principale sans y être invités.
Jarol se récria.
– Ils ne vont commencer à nous donner des ordres, ces foutus militaires !
Ils sortirent du rover garé à proximité des premiers bâtiments de la cité. Les constructions les plus nombreuses ne dépassaient pas un étage mais d'un niveau surdimensionné par rapport à l'échelle humaine. Des portes monumentales en arches fermaient la plupart des maisons.
Des robots de combat, reconnaissables à leur carénage renforcé, surveillaient les alentours, fusils entre les mains.
Le lieutenant Amarillo s'avança à leur rencontre.
– Messentients, nous vous avons fait venir afin de vous montrer l'intérieur de cette bâtisse.
Il désignait un bâtiment à l'écart, de proportions modestes.
Les questions fusèrent mais le militaire ne pipa mot.
Il s'approcha de l'entrée accompagné de deux robots et s'immobilisa un temps devant la porte. Celle-ci s'ouvrit péniblement, mais jusqu'au bout.
– Il ne faut pas moins de 500 kilos pour déclencher le mécanisme de celle-ci. expliqua-t-il à l'assistance en s'avançant à l'intérieur seul, laissant les robots en place.
Jarol et Xirlof lui emboitèrent le pas en contournant les mastodontes métalliques. Le décor intérieur était aussi blanc que l'extérieur était noir. La pièce unique, étroite, donnait un étrange sentiment de claustrophobie malgré ou peut-être à cause de la hauteur de ses murs.
– De quand date la cité ? demanda Jarol.
– Nous l'ignorons. Probablement plusieurs siècles. Elle ne s'érode pas, malgré l'atmosphère corrosive et la pesanteur accrue.
Il désigna le mur du fond.
Une fresque murale y représentait, en noir sur fond blanc, un être de grande taille extrêment trapu, humanoïde portant deux paires de bras terminés par des doigts sans articulation. Des tentacules sortaient en cascade de ses épaules et de son buste. Il tendait un appendice frêle en direction du centre de la pièce portant un rectangle arrondi, en léger relief par rapport au reste du mur.
– A vous l'honneur, capitaine Lutarc ! déclara Amarillo, le visage marqué d'un large sourire.
Jarol fît la moue.
– Je vous en prie, lieutenant, je vous suis ! répondit-il.
Agacé, le militaire plaqua sa main sur le rectangle qu'il atteignit en se mettant sur la pointe des pieds. La cloison s'évanouit dans une miroitement trouble. Derrière, une autre pièce aux contours indistincts se noyait dans une nappe de blancheur vaporeuse.
Keren se fraya vivement un chemin, n'hésitant pas à bousculer tout le monde au passage. Elle entra la première, pour échapper aussitôt aux regards. Jarol surpris, mais solidaire, s'engouffra à sa suite.
Amarillo, laser au poing les rejoignit, suivit de Xirlof. Un grotte de grande proportions apparut, composée de larges plaques d'un minéral ressemblant à du marbre blanc. D'imposants cristaux dorés ornaient quelques stalagmites filiformes. Un être massif, de couleur sang, se dépliait lentement au centre, comme au sortir d'un long sommeil. Il possédait la même apparence que la fresque de la première pièce.
– Ne bougez pas ! hurla Amarillo.
L'être se releva et, tournant sur lui-même, se mit en marche et disparut bientôt derrière une paroi translucide. Sa silhouette floue s'activait derrière ce rideau impalpable. Xirlof foudroya le lieutenant du regard.
– Vous nous avez fait un beau premier contact, Amarillo ! cria-t-elle dédaigneuse.
Pendant que le militaire se justifiait, Jarol, enhardi, passait la main le long de la paroi. Il sentit comme un bourdonnement électrique rouler contre sa paume.
– Keren ? Qu'en penses-tu ? demanda-t-il.
Elle se tenait maintenant à ses côtés.
– Je penche pour une projection.
– Tu veux dire que cet alien n'existe pas ?
– Techniquement, je n'ai pas dit ça. Il existe d'une façon ou d'une autre. Ou bien il a existé.
– Qu'est-ce que tu me racontes ? C'est quoi ça ?
Alors qu'il désignait le mur, celui-ci devient opaque. Le bourdonnement disparut et la paroi devînt solide sous la poussée de Jarol.
– De toutes évidences, il s'agit d'un mur, capitaine ! rétorqua-t-elle fielleuse.
Khadrani, la pilote du Jack Vance, restée discrète jusque-là, se mêla à la conversation.
– Je sens comme une présence oppressante battre sous mes tempes. dit-elle titubante.
– Tout le monde ! On évacue. Immédiatement ! ordonna Jarol, sous le regard interloqué d'Amarillo et de Xirlof.
Joignant le geste à la parole, il poussa ses acolytes à l'extérieur du bâtiment. Khadrani sortit, soutenue par Keren.
– Ma pilote, comme tous les pilotes est hypersensible aux influences psy… finit par lâcher Jarol devant l'insistance de Xirlof.
Une fois Khadrani mise à l'abri dans le rover, Jarol entraina Keren vers le bâtiment.
– Tu pourrais me préparer un décalage vers des coordonnées au-delà de ce mur ? lui demanda-t-il ?
Keren le regarda, inquiète.
– Tu es sûr de vouloir le faire ?
– Il faut bien que quelqu'un ouvre le cadeau de notre ami Amarillo !
Puis soudain hilare, il ajouta :
– Je ne t'oblige pas à me suivre !
Le regard de Karen changea comme un ciel qui se couvre de nuages, exprimant colère et déception mêlées.
– Tu sais bien que je suis le seul catalyseur disponible ! Je compte si peu à tes yeux ?
Jarol lui rendit un regard indifférent.
– Bien Karen, prêt pour le décalage ?
– Prête ! affirma-t-elle d'un ton neutre.
Tandis que les silhouettes de leurs compagnons se dissolvaient, ils pénétrèrent dans un espace adjacent, non sans analogie avec le champ stellaire des astronefs supra-luminiques. Le fade paysage de Sagan se para de couleurs vives portées par les murs des maisons. Des êtres serpentins parés de teintes irisées se cotoyaient en foule. Des "arbres" massifs, chargés de fleurs écarlates, offraient leur ombre et l'air embaumaient alentour.
– Comment pouvons-nous ressentir cet endroit si différent ? demanda Jarol via sa connexion synaptique.
– Je détecte de fortes ondes télépathiques. Ces êtres sont naturellement doués.
– J'aurais cru passer par un raccourci vide de toute vie ! Peuvent-ils nous percevoir ?
– Normalement non, je ne suis pas certaine qu'ils existent réellement.
– Mais tu recommences ! D'un point de vue pratique, ils pourraient interagir avec nous ?
D'une caresse mentale, la jeune androïde lui souffla.
– Je n'en sais rien. Hâtons-nous !
Il contournèrent ce que leurs cerveaux virent comme un marché et s'arrêtèrent devant une tour.
– Nous avons atteint le point focal, Jarol.
– Termine le décalage, je te prie.
L'air vibra autour d'eux. Il atterrirent dans une salle aux circonvolutions impossibles à appréhender. Un puzzle aux pièces mélangées, dont ils n'avaient pas le modèle; une machine, ils en eurent l'intuition, qui pourtant fonctionnait à sa façon, radicalement autre. L'être écarlate les regarda surpris. Jarol tendit une main vers son arme, un tube discret mais s'interrompit, de peur qu'il se sente menacé. Il leva son autre main en signe universel, il l'espérait, d'apaisement. Soudain Jarol se sentit aspiré vers lui comme si son âme elle-même ou du moins son entendement, son corps, la sensation unique qu'il avait de lui-même se trouvaient menacés d'anéantissement. Malgré lui, il sortit son stylet laser. Son bras se tendit lentement.
À l'extrême limite de sa conscience, Keren se débattait, contre quoi contre qui, il l'ignorait. A cette heure il se battait contre lui-même. Contre ce qu'IL voulait lui faire accomplir.
– Il a établi une connexion avec le vaisseau ! À travers moi, il draine notre énergie ! Mon interface est en surchauffe !
Insensiblement, le stylet de Jarol se déplaçait vers sa compagne. Dans un sursaut de volonté, il augmenta la force de son champ de protection. Son esprit s'éclaircit un instant.
– Regagne le Vance ! Évacuation, ordonna-t-il, déterminé.
Il braqua son arme sur l'alien et tira. Le corps étranger parut se disloquer, ses composants reprenant une vie autonome. En quelques secondes, il se reconstitua et repris une forme bien définie. Jarol eut le temps de voir une multitude de ce qu'il prit pour de minuscules étoiles de mer, ramper en grouillant pour s'associer à nouveau à une être composite plus important; le corps de l'être. Nauséeux et tremblant, il tira à nouveau et manqua sa cible. L'être tenta de s'échapper mais Jarol tira à nouveau, lui coupant la retraite. La machine impossible semblait se décomposer, à moins que ce ne soit sa propre perception qui ne s'annihile. Alors que Jarol le visait à nouveau. L'être appuya sur un excroissance de la paroi qui se rabattit. Jarol tira encore. L'être disparu dans le grésillement d'une mauvaise diffusion holo. La pression dans son crâne avait disparu. Keren gisait à ses pieds, son corps incandescent, terminait de se consumer.
– Keren ! cria-t-il, surpris par le son de sa propre voix.
– Je suis à l'abri Jarol, j'ai regagné le vaisseau. Je me suis … dématérialisée.
– Ton corps, ton corps ! Je t'aimais !
– Je suis toujours là, Jarol. Tu peux m'entendre via ta … connexion synaptique.
– Tu es morte, Dieu ! cent mille crédits partis en fumée !
– … Le silence de Keren sonnait comme un reproche.
– Sors moi de là ! cria Lutarc.
– Tu es hors de portée.
– Sors-moi de là satanée machine !
Dans sa rage et sa peur, Jarol n'avait pas réalisé qu'autour de lui, les murs avaient disparu. La ville entière n'était plus qu'un rêve dont il s'éveillait péniblement.
– Quoi que soient ces êtres, ils voulaient vivre, songea-t-il. Il découvrait en lui des souvenirs qu'il ne se connaissait pas. Une pieuvre pensa-t-il. Une pieuvre meurt au moment où ses petits viennent à la vie. Je n'aurais pas de descendance. Mon peuple ne revivra plus. Jarol alias stella maris, ne savait plus qui il était vraiment. Il eut l'impression de s'observer lui-même avec d'autres yeux, ceux d'un être antédiluvien en proie à un désespoir insondable.
Jarol retrouva ses esprits à bord du Jack Vance.
La voix de Keren s'exprima à ses côtés. Près de lui, il n'y avait pourtant personne. L'esprit réfugié dans la conscience du vaisseau, elle lui parla doucement.
– Jarol ? Le vaisseau a quitté Sagan. La cité n'était qu'une illusion. La planète est désormais interdite.
– Où allons-nous ?
– Vers Cantor pour te faire examiner.
– Et toi comment vas-tu Keren ?
Keren ne répondit pas. Doucement, sans bruit elle pleurait.
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