Drame en mer

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La frégate « la belle poule », naviguait au large, au près bon plein, sous un vent fort. Elle avançait bien, avec une gîte réduite du fait de son angle serré au vent. Son capitaine, le Chevalier de Grenier, avait choisit cette allure afin d’épargner les hommes et le matériel. Pondichéry se trouvait encore loin des Mascareignes* et le but du voyage n’était pas la vitesse, mais l’itinéraire. La belle poule avait pour mission de trouver la meilleure route pour rallier son objectif. Elle pouvait compter sur l’expérience acquise par le Chevalier de Grenier lors de ses précédentes expéditions, en matière de vents et de courants maritimes. Elle ouvrait la route.

Le Comte de la Pérouse faisait partie du voyage. Pour l’heure, le jeune-homme se reposait, attendant son quart. Depuis quelques temps, des rêves inhabituels, venaient le visiter. L’isolement, malgré la promiscuité du bord, lui faisait vivre cette exploration comme un moment hors du temps. Ses souvenirs se trouvaient mis en suspens et ne demeurait dans son esprit que le seul présent, un peu lassant et fiévreux sous ces chaudes latitudes. Dans ses songes, un être l’observait de très près comme si l’eut scruté au travers d’une loupe. Il devait être de proportions gigantesques et lui bien minuscule, comme dans les contes de cet auteur anglais, Jonathan Swift, où un naufragé rencontre tour à tour une société de minuscules, puis des géants aux mœurs absurdes. Les Anglais, ennemis de la France, n’en formaient pas moins un peuple intéressant. Comme les pièces de ce Shakespeare qui se diffusaient lentement. Quitte à avoir un ennemi, autant qu’il fut à la hauteur, sinon une grande partie du plaisir de l’affrontement disparaissait. S’il avait eu la chance de rencontrer Swift, hélas, ils n’étaient pas contemporains, il aurait pu lui raconter ses rêves. Il ne pouvait les partager avec personne… Il eut alors une pensée qu’il ne s’expliqua pas. Elle lui était étrangère, tout simplement et cela laissa de le déconcerter. « Il aurait fallu que je m’en ouvre à Freud ! ». Cette idée apparue dans son esprit sous une apparence joyeuse, amusante ! Freud, un médecin de l’esprit ? Quelle idée absurde ! Il n’avait jamais entendu parler de lui. La folie ne l’intéressait pas et s’il ne pensait pas comme certains, que ces désordres fussent l’expression d’un courroux divin, il ne se sentait tout simplement pas concerné. Mais qui pouvait bien être ce Freud ? Il décida de rejoindre le pont un peu avant l’heure. L’air marin, lui ferait du bien et remettrait de l’ordre dans ses idées.

Il se retrouva sur le pont principal. La nuit venait de tomber. Des guetteurs examinaient les alentours pour prévenir les collisions. Le Capitaine accoudé au bastingage, levait les yeux sur le ciel étoilé. La Pérouse le trouva soucieux.

– Bonsoir Jacques, vous semblez préoccupé. Que voyez-vous donc dans les astres que nous ne voyons pas ?

– C’est vous Jean-François ?

Le Capitaine lui désigna un point dans le ciel et reprit.

– Voyez-vous la croix du sud ?

La Pérouse, trouva sans mal la petite constellation, composée de quatre étoiles formant croix avec une cinquième plus pâle, en son centre. Tous les marins, à ces latitudes, la connaissait d’ailleurs, puisqu’elle les guidait.

– Si fait, je la vois sans mal.

– Il me semble distinguer comme un opacité qui m’en trouble le spectacle. Un voile, une brume. Pourtant aucun nuage ne nous en gène le regard.

Le Comte qui appréciait, le sérieux, la rigueur et la force de caractère du loup de mer, s’inquiéta un instant, craignant que son Capitaine ne fut atteint de cataracte et en passe de perdre la vue. Puis examinant le ciel à son tour, comprit que si cataracte il y avait, elle se trouvait là-haut, entre le navire et la voûte étoilée.

– Quel étrange phénomène ! Une nouveauté de plus.

Cependant sa voix manquait d’assurance. Il pensait à son récent cauchemar, sans bien comprendre le lien que faisait son esprit.

– Vous me paraissez bien las, Jean-François. Manqueriez-vous de sommeil ?

Sans réfléchir, ce qui n’était pas de lui, la Pérouse répondit :

– Ce n’est rien. Un rêve idiot a écourté mon repos, un plaisantin. Vous connaissez, comment dire… Freud, un médecin ?

Une vague plus forte vînt s’écraser contre le bord, les aspergeant au passage.

– Ces embruns, vont terminer de vous éveiller ! Plaisanta de Grenier.

– Je vous confie le quart. ajouta-t-il avant de s’éloigner.

La Pérouse trouva largement à occuper son esprit et on n’en parla plus.

Plusieurs jours passèrent, languides. La frégate ne croisait aucun navire, ami ou ennemi. Nul pêcheur aventuré en haute mer, aucun bâtiment anglais. Bientôt, la houle s’assoupit en une mer d’huile. L’inaction rendait les marins nerveux. Grenier fit briquer le pont et repeindre le bastingage à la poupe. Des lignes de pêche furent même jetées pour occuper les hommes.

Un mousse ravaudait une voile. Brun, de stature modeste, il ne devait pas avoir quinze ans, il promenait un regard intense sur la vie du bord. Trouvant sans doute qu’il ne mettait pas assez d’ardeur à sa tâche, un matelot le houspilla, le poussant à l’épaule tant et si fort qu’il tomba cul par dessus tête. Comme des rires fusaient alentours, il jeta un regard mauvais sur son tourmenteur.

– Laisse-moi Basile. dit-il simplement.

Le rire du marin lui rentra dans la gorge. Son visage perdit toute expression et il quitta aussitôt les lieux sans demander son reste.

Interloqué devant ce spectacle peu commun, La Pérouse, qui avait observé la scène, allait s’enquérir de son nom quand le navire fut ébranlé par une forte secousse. Le comte se porta à tribord, lieu de la poussée pour en découvrir l’origine. Là, au milieu des cris des gens du bord, il aperçut une baleine franche de près de vingt mètres de long, se frottant à la coque de la Belle Poule. Le cétacé couvrait près de la moitié de la carène et la Pérouse s’émut qu’il puisse occasionner des dégâts. Par chance, la bête plongea bientôt pour ne pas reparaître. Se retournant, l’officier constata, avec surprise, que le mousse avait laissé son ouvrage. Il en conçut, un peu d’agacement. Il aurait aimé interroger le môme et s’enquérir des raisons de son ascendant sur ses aînés.

Deux jours plus tard, un vent de secteur sud-ouest vient enfin rompre la monotonie à bord et gonfler les voiles. Les marins s’activèrent et le navire prit rapidement de la vitesse.

Le Capitaine accueillit cette aubaine avec un grand sourire. Il barra lui-même durant la première heure. La Pérouse lui tenait compagnie ainsi que deux officiers aux traits tirés.

– Alors messieurs, à quoi devons-nous ces mines de cadavre, je vous prie ? demanda le Capitaine.

L’un des officiers, un enseigne du nom de Germain, répondit avec gène.

– De curieux rêves écourtent nos nuits, Capitaine.

Grenier prit un air de conspirateur, par moquerie.

– Nous avons affaire à une épidémie de rêves ! Faut-il que nous vous débarquions dans le prochain port, afin d’éviter la contagion ?

La Pérouse quant à lui, leva les yeux au ciel en prenant une longue respiration.

L’autre officier, un lieutenant, l’air perplexe prit la parole.

– J’aurais eu la même réaction que vous, mon Capitaine, si je n’en avais été moi-même la victime. Je sais gré au Sieur Germain de s’en être ouvert à moi. Je suis enclin à penser qu’il y a une diablerie là dessous !

– Allons de Pléville ! Venant d’un gaillard comme vous ! Je ne veux plus entendre ces fadaises ! les admonesta de Grenier.

Un détail dans la voix de son supérieur fit penser à la Pérouse que celui-ci vivait probablement les mêmes turpitudes nocturnes qu’eux-mêmes. Agacé, de Grenier, lui laissa la barre.

– Messieurs, je vous verrai après votre quart ! lança-t-il en les quittant.

Au cours de la nuit suivante, le mousse apparut à la Pérouse, dans un rêve. Il tenait un lapin par la peau du dos et la réaction du rêveur semblait l’amuser au plus haut point.

– Allons, à quoi vous amusez-vous, jeune-homme ? Vous savez très bien que ces animaux occasionnent des dégâts aux navires !

– Un seul spécimen ne saurait vous effrayer messire !

– Pour vous ce sera mon Lieutenant ! Et veuillez décliner votre identité !

– Alors, vous avez trouvé Sigmund Freud ? répondit-il en riant.

– Je ne comprend rien de vos élucubrations, mais je saurais vous faire mettre aux fers !

L’insolent lui jeta l’animal à la face. Le temps d’esquiver, il avait disparu.

Il se réveilla. Dehors un soleil radieux se reflétait sur la mer étale. La baleine était de retour. Cette seule péripétie n’aurait pas suscité grand émoi si elle n’avait pas dépassé les dimensions de la frégate. La panique régnait à bord. Les matelots criaient en s’arrachant les cheveux. La Pérouse rejoignit le Capitaine.

– Un tel animal ne peut exister ! Il dépasse les cent cinquante pieds** !

Dans le ciel, des mouettes énormes criaient à vous en arracher les nerfs.

La figure du mousse avait pris des dimensions titanesques. À l’abri d’un vitrage colossal, il les regardait l’air goguenard. Il fit un geste et l’univers entier paru basculer. Le navire fut entraîné dans un creux titanesque, au fond duquel il sombra corps et âmes.

Un homme vêtu de noir, venait d’entrer dans la pièce du musée où étaient entreposés les plus belles maquettes embouteillées de navires.

– Dagon ! Jeune sot ! Que faites-vous dans la salle des artefacts ! Elle est interdite aux étudiants !

Sous la surprise, le démon laissa échapper la bouteille et sa précieuse maquette de la Belle Poule, une frégate d’exploration de la fin du XVIIIème siècle. Elle gisait, brisée, à ses pieds fourchus.

– Dagon, vous ne comprendrez décidément jamais rien à l’âme humaine ! Retournez dans les Abysses et ne reparaissez pas avant deux siècles !

Le démon s’en fût dans une explosion de fumée opaque et suffocante.

Le démon, supérieur de l’école, se pencha sur les débris, l’air navré.

– Quelle perte pour la connaissance, que les esprits de ces illustres navigateurs !

Seul au milieu du pont ravagé, une figurine représentant un mousse, semblait le toiser. Alors d’un geste de ses larges mains grises, il écrasa la maquette en soupirant.

– Maudit gamin !

* îles à l’est de Madagascar

** unité de mesure équivalent à peu près au tiers d’un mètre

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