La fille paumée
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Il est vingt-trois heures trente. Depuis le début de la journée, je suis prise au piège par l'étau de mes révisions. Mes examens commencent demain et j'ai l'impression d'avoir seulement brassé de l'air. Je déteste réviser. J'ai horreur de travailler, tout court. Je préfère laisser mon esprit divaguer dans le monde de l'imaginaire. Il n'y a que là qu'il se trouve à sa place.
Ce soir-là, je sais qu'il ne me reste que quelques miettes du temps qui m'était imparti. Je crois que ce café est mon dernier espoir d'apprendre quelques lignes afin de limiter la casse. Je vais passer mes dernières heures d'insomnie à plancher sur un travail pratiquement inutile.
Je sors de chez moi, mon ordinateur sous le bras. Je suis un peu nerveuse. Je déteste marcher seule, la nuit. On me siffle deux fois, mais je n'y prête aucune attention. Je suis une jeune fille, c'est tout ce qui intéresse mes harceleurs.
Un peu perdue au milieu de toutes ces personnes qui me regardent passer comme si j'étais une extraterrestre, je m'installe à la dernière table libre. Elle est prévue pour deux personnes, mais je suis venue seule avec mon ordinateur.
Mes doigts posés sur le clavier, face à ma page blanche et au chocolat chaud que je viens de commander, je ne peux m'empêcher de laisser mon regard voleter à travers la pièce. J'observe les gens. J'ai toujours aimé regarder, inventer une vie à toutes ces personnes que je ne connais pas. J'ai l'air d'une petite fille paumée et je crois que le type à la table d'en face l'a remarqué. Il me fait des signes, des signes sales. J'ai l'impression qu'il me demande de le rejoindre. Il me désigne les toilettes, mais je préfère baisser le regard plutôt que de lui répondre. Je croise du regard son alliance dorée et j'essaie de deviner pourquoi il trompe sa femme. Je remarque qu'il n'a pas de montre. Il ne surveille pas l'heure, donc, elle ne l'attend pas. Pourquoi ? Deux minutes plus tard, une autre fille s'assied en face de lui. Elle lui sourit. Elle est éméchée et prête à le suivre. Mais il se ravise au dernier moment. Encore une fois, pourquoi ? Il jette un regard désolé à son alliance, comme s'il s'excusait auprès de cette femme qu'il a aimée. Je crois qu'elle est morte. Je crois qu'en me faisant des signes, il n'avait jamais eu l'intention que je le rejoigne. Sa manière de draguer les filles n'est rien d'autre qu'un acte manqué pour repousser ses éventuelles prétendantes, parce qu'il n'est pas encore prêt à passer à autre chose. Sa femme n'était peut-être pas morte, dans son esprit. Je le trouve touchant.
Mes yeux s'égarent vers une autre table. Je me demande ce qui se passerait si cette femme en tailleur noir s'asseyait en face de l'homme qui vient de perdre sa femme. Elle a la quarantaine, des cheveux bruns, coupés court, et un paquet de cigarette à moitié vide dépasse de son sac. Elle n'a l'air d'attendre personne. En l'observant de plus près, je remarque qu'elle a mal reboutonné sa chemise blanche. Je présume qu'elle vient de passer une partie de la soirée en compagnie d'un homme pour qui elle n'a probablement aucune considération. Un homme qu'il l'a déshabillée, à qui elle a offert ses atouts l'espace d'une demi-heure, avant de se jeter au bar et d'avaler son scotch en quatre secondes. Si elle prenait ce verre avec l'homme qui vient de perdre sa femme, peut-être qu'elle arrêterait de croire que tous les hommes sont des pervers. Je suis persuadée que l'histoire de ce type la toucherait et qu'elle se laisserait aller avec lui.
Mon regard s'arrête ensuite à une troisième table. Cette table est occupée par quatre filles qui semblent plus jeunes que moi. Elles sont encore au lycée. Elles sont habillées court, beaucoup trop court. J'ose espérer, à la place de leurs parents, qu'il ne leur arrivera rien. Et je suis persuadée que leurs parents croient qu'elles dorment profondément. Je parie n'importe quoi qu'elles ont fait le mur. Elles aiment braver l'interdit ; je me demande pourquoi. Pourquoi sont-elles si rebelles, alors que je suis si sage ? Elles vivront probablement plus de sensations fortes en une soirée que je n'en ai vécu dans toute ma vie.
Et mon regard bascule sur une dernière table. Une table que j'aperçois à travers la fenêtre. Le reflet de la fenêtre, plus précisément. C'est ma table. J'y vois une jeune femme qui ressemble à une petite adolescente. Ses doigts sont posés sur le clavier et elle n'a rien fait d'autre que tourner la tête depuis son arrivée. Un chocolat froid l'attend juste à côté de son ordinateur. Cette fille semble être une page blanche, vierge de tous les mots. Elle n'a rien fait d'autre que ce que l'on attendait d'elle, depuis toujours. Si cette fille n'avait pas été moi, mais un personnage inventé, alors c'est une longue et périlleuse aventure qu'elle vivrait.
D'un coup, j'ai une illumination. J'ai envie de rassembler tous ces gens qui ne se connaissent pas, qui sont si différents les uns des autres et qui feraient d'excellents personnages. Je peux créer avec eux une histoire imaginée de toute pièce. Et moi aussi, je veux être la fille dont on imagine la vie, depuis une autre table du même café.
Ce soir-là, à la terrasse du café, je ne réviserai pas. Je laisserai mes doigts courir sur le clavier, plus passionnée que jamais. J’écrirai l'histoire de Peter, un homme dévasté par la mort de son épouse, celle de Wendy, la femme d'affaire esseulée qui noie son désespoir dans l'alcool, celles de Sarah, Laura, Jenny et Amel, les filles qui croient contrôler leur jeune vie alors qu'elles dérapent complètement. Un drame les forcerait à se rapprocher, à la terrasse d'un café. Tous ces gens seraient réunis par la fille paumée, qui a décidé d'écrire leur histoire.
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