Quatre, cinq, six : piochez cette carte.
Un silence pesant règne dans la salle.
Les enfants au premier rang ont cessé de sourire et tiennent plus fortement la main de leurs parents. Le présentateur tout en éclatant de rire, reprend le micro.
— Qu'est-ce qu'ils sont mignons ces enfants quand ils comprennent enfin l'amertume de la vie. Bon, eh bien...
(Esquissant un sourire, il montre ses dents aiguisées) — Il ne nous reste plus qu'à reprendre la partie.
Au loin, on entend des talons claquer au sol. Des claquements qui résonnent comme un bruit de tambour. Un tambour qui se rapproche de plus en plus rapidement vers la scène et dévalant les escaliers, une chevelure brune passe en un éclair, arrachant le micro de la main du présentateur.
(Essoufflée, elle crie) — STOPPEZ TOUT.
Lâchant le micro par terre, elle se précipite vers la table des joueuses. Le présentateur d'abord surpris se met à rire de plus belle.
(Il s'exclame) — Eh bien que d'action, que d'action ! Je dois vous avouer mes chers spectateurs que ceci n'était pas prévu au programme. Comment vous appelez-vous ma très chèèèère ?
Elle ne lui répond pas. Tout ce qu'on entend d'elle et tout ce que l'on voit, c'est une chevelure brune qui pousse tous les joueurs, qui les obligent à décaler leurs chaises, jusqu'à ce qu'elle parvienne à s'installer à côté de la fille. Cette fameuse fille, qui a le regard dans le vide, à l'autre bout de la table. Un autre projecteur s'allume, éclairant son visage. Quelques secondes passent avant que tout le monde comprenne.
(Les spectateurs chantent en cœur) — Elles sont jumelles, elles sont jumelles !
Elle s’assoit puis soupire. D'un revers de la main, elle arrange sa chevelure brune tandis que le présentateur se précipite pour lui tendre le micro. Elle le prend et se tourne vers cette fille à côté d'elle.
(fronce les sourcils) — Nous ne sommes pas jumelles. Cette fille, c'est cet autre-moi. Je suis venue dans la partie pour lui dire comment gagner.
Elle pose délicatement le micro sur la table et murmure quelque chose au creux de l'oreille de son double. Le visage de la fille s'éclaire alors, ses yeux, qui étaient jadis perdus dans le vide, sont maintenant écarquillés. Elle décide de lancer son dé. Il affiche le chiffre six.
D'une main tremblante, elle prend son pion et l'avance de six cases. Sur cette dernière case, l'on peut voir apparaître l'ordre suivant : " Piochez cette carte."
Elle se tourne de trois-quarts, regardant attentivement son autre-moi, qui hoche la tête d'un signe affirmatif en signe de réponse.
Elle pioche alors cette carte, une carte posée dans un paquet parmi tant d'autres. Une carte que l'on ne remarque jamais.
Une carte que l'on a tendance à trop oublier quand on joue au jeu de l'amour.
(Elle la regarde, la presse contre sa poitrine et sourit).
(Autour d'elles, tous les joueurs s'agitent. Tous veulent savoir quelle carte elle a piochée.)
Elle patiente quelques minutes et d'un regard hésitant, elle se tourne alors vers les spectateurs. De sa main gauche, elle tient sa carte et de sa main droite le micro.
(Elle prend une longue inspiration puis voyant que tout le monde la presse de lire, elle s’exécute)
" Aime-toi, tombe amoureuse de toi. Tombe amoureuse de toi jusqu'à distinguer tous leurs mensonges."
Un silence règne dans la salle. D'autres joueuses qui autrefois avaient le regard livide se tournent vers elle en entendant cet ordre mélodieux. Les enfants lâchent la main de leurs parents et se mettent à sourire.
Elle ne regarde plus les spectateurs. Elle se tourne vers cette autre-elle, et désigne un homme situé au pas de la porte. Un homme que personne n'avait remarqué auparavant.
Un homme silencieux, qui la regarde attentivement. (elle murmure) : — Merci, mais comme tu peux le remarquer, cet ordre ne s'applique pas à toutes les situations.
(Cet autre-elle lui répond): — Ah satané homme ! Qu'a-t-il bien pu te chantonner pour que tu restes encore dans cette partie ?
Et elle, elle regarde cet homme sur le pas de la porte, se tourne vers cet autre-elle. (Elle se met à rire)
Elle a le rire mélancolique, le rire d'une personne optimiste et sa voix siffle entre ses dents :
— Rien justement ! Il ne m'a ni forcé ni obligé à rester ici ! À vrai dire, il s'est comporté comme un parfait gentleman et c'est moi qui ne sais plus où donner de la tête. Moi qui aimais tant ma solitude, je me retrouve à l'attendre ici !
Cet autre-elle soupire. Les coudes posés sur la table, elle met sa tête entre ses mains puis se redresse.
(Elle se tourne vers le présentateur) : — Apportez-moi un verre d'eau, je sens que je vais rester un bon bout de temps ici.
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