Qui es-tu ?

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Nous y sommes. C'est sûr et certain. La ville dans laquelle se terre le gibier que nous traquons. Nos trois instincts savent qu'il a arrêté de nous fuir et que nous allons le trouver. Yshver a laissé ses troupes en retrait et je pense que c’est pour ça qu’il nous a laissé venir à lui.

- Pourquoi se serait-il arrêté là ? Je ne comprends pas, se demande Yshver.

- Mon ami, j'ai la conviction que ce qu'il va se passer aujourd'hui dépassera notre compréhension, lui dis-je devant la vallée de Caldita, dans laquelle j'ai grandi.

C’est là qu’il a choisi de se terrer.

La ville de Caldita a bien récupéré, depuis la dernière fois. Nous nous sommes modernisés et cette route pavée est enfin entièrement construite.

- Où penses-tu qu'il se cache ? demande Pryck à Yshver.

- Je n'arrive pas à le savoir. Un endroit où coule une rivière, je crois.

Yshver ferme les yeux et se met à écouter les échos de la vallée. Il ne peut trouver un homme dans une telle fourmilière de souvenirs et de destins.

Je le rejoins pour essayer de l’aider. J'ouvre grand mon oeil et j'essaie de voir l'invisible. Fayora est là mais ne peut me guider. Je sens qu'elle cherche à me montrer quelque chose, mais qu'une chose plus forte qu'elle l'en empêche.

Pryck me tient la main et Fayora disparaît. Mon corps semble allégé de toutes parts et rassasié de quelque chose dont je manquais. Elle apporte le printemps dans mon coeur.

C'est pourquoi je lâche sa main. Elle me regarde et comprends. Pour retrouver Kassden, je n'ai pas besoin du printemps. Il me faut retrouver la chaleur de l'été et le froid de l'hiver. Ceux qui ont brûlé mon cœur et qui l'ont gelé. Je n'ai pas encore le droit de me reposer.

La souffrance qui m'habite en tous temps revient et Fayora réapparaît. J'essaie d'aller vers elle, de me souvenir de ce jour où nous avons été séparés, elle et moi.

Je sens qu'il manque quelque chose. Qu'une pièce du puzzle manque encore à l'appel. Malgré tout, je trouve le cours d'eau dont parle Yshver. Nos dons entrent en résonnance et nous comprenons.

Il perçoit une grotte près d'un cours d'eau, et je sais de laquelle il s'agit. Nous nous dirigeons vers elle, alors que Fayora est à nos côtés.

Aucune lumière n'émane de la caverne, il est assez difficile de croire que quelqu'un s'y cache vraiment. En y entrant, je suis surpris par la structure des galeries. On dirait qu'elles nous font descendre dans les profondeurs de la terre alors que je me souvenais d'un endroit plus étroit, plus en surface.

Je sais ce que je fais ici, dans le noir, après avoir grimpé les collines de Caldis et être redescendu dans ma vallée, je viens chercher quelque chose que j’ai perdu.

Nous parvenons à nous frayer un chemin dans l'obscurité, jusqu'à apercevoir un petit feu et un homme qui s'y réchauffe. Je fais signe aux autres de reculer un peu, puis je ferme mon oeil ordinaire et ouvre grand celui qui perçoit l'anormal. Je sens quelque chose de fort venant de cet individu. Je ne l'avais déjà perçu que chez Fayora.

- Qui es-tu ? me demande-t-il.

Je remarque qu'au centre du feu, le Coeur de Caldis brûle mais ne se consume pas. Est-ce lui qui est à la source de ce feu ou le subit-il ? Il palpite comme un vrai cœur, alors que l'homme tend ses bras pour se réchauffer contre lui.

- Je suis le Vagabond, dis-je.

- Et moi, je suis celui qui n'a pas de chemin. Je ne suis ni le père, ni l'enfant de personne.

Je regarde le Coeur de Caldis expulser une sorte de vapeur épaisse de temps en temps. Le feu se relance à chaque fois qu'il fait cela.

- C’est cette chose qui te l'a dit ?

- Il m'a permis de voir en moi.

Il ne lève même pas les yeux pour me regarder, mais il me répond. Sa voix part un peu plus haut dans les aigus.

- Que devons-nous faire, Esvet ? N'avons-nous vraiment pas de place ? Pas de valeur ?

Je sens que la créature -puisque ce n'est pas une pierre - cherche à me dire quelque chose, à moi aussi. Je suis effrayé et fasciné par elle, mais je n'ai pas encore le temps de m'y attarder.

- Tu en as toujours eu pour moi, Otto.

Le sombre individu tourne la tête vers moi. Il voit bien que je n’ai ouvert que mon œil borgne.

- Comment as-tu su où j’étais ?

- Je ne me suis pas souvenu de cette grotte, je n'y suis jamais entré. Je me suis souvenu de la fois où toi et moi en avons exploré une. Nous avons séché nos vêtements sur les branches d'un arbre et, pour la première fois, nous nous sommes vus en hommes libres.

- Tu es libre, moi non. Je suis l’enfant d’un déserteur et ça ne changera jamais. J’ai fait exactement la même chose. J’ai abandonné mon devoir pour poursuivre un rêve factice, comme l’avait fait mon père. Quoi que je fasse, je resterais esclave de cet héritage.

- C’est vraiment en ça que tu crois ?

Il continue à fixer le Cœur au milieu du feu.

- Tu ne sais pas. Parce que tu as pris du recul, et tu as compris qu’il n’y avait pas que toi dans cette vie. Que d’autres n’étaient pas d’accord avec toi. Qu’on pouvait en vouloir à tes rêves et à tes origines. Ça te fait mal et ça te fait peur. Tu es perdu parce que le Cœur ne t’a pas du tout montré ce que tu voulais.

- Je ne pourrais pas oublier ce que je suis, maintenant, je ne pourrais jamais mettre la vérité de côté.

- Non, mais tu peux faire mieux que ça.

J’approche mes mains de la flamme.

- Tu peux reprendre la route.

Mes mains commencent à brûler, mais je ne ressens pas la douleur. Je prends le Coeur à pleines mains et voit défiler de nombreuses images devant mes yeux. Je refuse d’écouter ce qu’il a à me dire et je le place devant les yeux de mon ancien compagnon.

- Maintenant, tu vas me mener à celui qui t'a laissé seul avec ce truc.

Je range l'objet dans ma besace et appelle les autres.

- Ca schlingue, ici, dit Yshver. Ca pue la viande pourrie.

- C’est signe qu’on doit continuer, lui dis-je.

Je tends la main à Otto pour l'aider à se relever.

- Brûle avec le passé ou prends ta place parmi les braves.

Otto l'attrape et me serre la main. Je savais qu’il allait le faire. Nous descendons encore plus profondément dans la grotte.

Otto, Pryck et Yshver sont là. Leur vie disparaîtra, comme tout le reste, mais en ce jour, ils sont tous ici. Tous ces êtres miraculeux sont à mes côtés. Plus importants que la vie, plus forts que le monde. Mes frères.

Ensemble, nous dépassons le feu et nous descendons encore pour atteindre un profond cachot. Qui, à Caldis ou ailleurs, pouvait bien savoir qu'il était là ?

Sur un trône de fortune se tient l'objet de notre quête : le bandit à la barbichette.

- Kassden.

Il nous regarde l'un après l'autre. D'abord Yshver, puis moi, Otto et enfin Pryck.

- Qui est-ce ? me demande-t-il en parlant de cette dernière.

- Ma femme, dis-je.

Il se lève de son fauteuil et s'approche de nous, le bruit de ses bottes fait résonner les gouttes d'eaux gorgées de calcaire qui coulent du plafond.

- Quel genre de mari emmène sa femme sur un champ de bataille ?

- Que savent des femmes les hommes qui préfèrent la compagnie des rats ? lui répond Pryck.

L'affrontement arrivera tôt ou tard, quoi que nous fassions.

- Briston, lui dit Yshver. Reviens-nous. Tu penses vraiment qu'on peut pas te pardonner ?

- Non, tu ne comprends pas. Je n'ai rien à faire avec la troupe. Vous n'êtes rien du tout. Moi, je dois atteindre de plus hautes sphères.

- Ah oui, je vois. Sacré palace, d'ailleurs, dit Yshver en crachant sur le sol.

- Comment marche son pouvoir ? demande Otto à Yshver. Il l’a déjà utilisé ?

- Non, il ne peut nous atteindre qu'en nous touchant, mais faites attention.

Kassden regarde le Cœur contenu dans ma besace.

- Tu sais ce qu'il est ? me demande-t-il. Le Coeur de Caldis ?

- Non.

- Tout est dans son nom. Caldis était un homme de grande valeur, il a fondé ton clan. Il savait révéler à chacun ce qu’il était en sondant son être profond, parce que le Souffle coulait en lui. Et il lui est arrivé ce qui arrive à tous ceux qui ont du cœur.

- On le lui a arraché.

- Et toi, tu crains que l’on t’arrache le cœur, Esvet ? me sourit-il.

Je n’aime pas du tout ce qu’il se passe.

- Ils pensaient que le voler allait les rendre aussi bons que lui. C'est ce que font tous les cadavres désarticulés de ce monde. Ils prennent, mangent et ne donnent rien. Ils ne combattent ni contre eux même ni contre personne. Ils préfèrent épuiser la source du cœur des braves plutôt que de le devenir eux-mêmes. Tout ça à cause de leur peur. Ces hypocrites pensent savoir qui ils sont alors qu'ils n'ont rien effleuré de leur être.

Je repense à ma première rencontre avec Otto.

- Voilà ce que tu ressens Esvet, depuis toujours. Chaque fois que tu allais comprendre qui tu étais, tu as délibérément fui et évité ce qui t'attendais. Voilà d'où vient le vide qui vit en toi.

C'est comme si je n'entendais plus rien autour de moi. J'oublie la caverne dans laquelle je suis et me retrouve dans ma chambre, enfant, entrain de dessiner des plans. Mon père et ma mère sont là et regardent attentivement ce que je fais.

Ils ne me disent pas que c'est mauvais, je sens qu'ils veulent m'encourager, mais leurs regards ne me trompent pas. Je suis sans talent, sans saveur, sans force, sans volonté. Et par la fenêtre, Fayora me regarde. Elle plonge ses yeux dans les miens et m'emmène dans ce qu'elle voyait à cette époque. Elle voit le soleil, la vallée, et moi, dans ma chambre. Elle voit Papa en patrouille et moi qui le suit en trainant des pieds. Je sens la tristesse qu'elle pouvait ressentir, et l'incapacité qu'elle avait à me le dire. Je revois toutes ses tentatives de me sortir dehors.

Et enfin, je revois sa mort. Mon premier combat contre Kassden, ou plutôt contre Fayora. Je ressens à la fois mes jambes qui craquent, mon oeil qui transpire du sang et son coeur à elle, qui cesse de battre.

J'ouvre les yeux, je suis toujours dans cette chambre, je regarde mes plans et les déchire. Je hurle sans qu'aucune voix ne puisse sortir et reviens à moi.

Briston dégaine son épée.

- C'est l'heure, Esvet. Celle de savoir qui nous sommes.

Je pose le Coeur par terre et retire veste et chemise. J'accepte de mettre mon torse à nu, mon cœur à vif. Je dégaine à mon tour.

Kassden cherche dès lors à me percer l'épaule pour me défaire de mon arme, mais je dévie le coup et lui vise la tête à la pointe de ma lame. C'est là qu'il recule d'un pas.

Derrière moi, Otto, Yshver et Pryck sortent leurs armes à leur tour. Kassden expulse une fumée lumineuse de ses poumons et se tient prêt à tout recevoir.

Nous nous avançons vers lui, l'esprit aiguisé. Yshver cherche à lui couper la main, mais se retrouve paré vivement. J'échange quelques coups avec lui avant qu'il ne me jette sur Otto d’un coup de pied.

Je fais tomber mon épée et il me frappe à poings nus. Je me vois humilié par un coup plus tranchant que son épée qui vient presque m’aveugler de l’autre oeil. Il taillade alors Yshver d'un coup sec à la gorge et parvient jusqu'à Pryck, qu'il projette avec force contre le mur de la grotte.

Je me relève près d'Otto, dont la tête a violemment heurté le sol à cause de moi. Je suis pris d'un élan de panique. Briston me regarde.

- Toi et moi. Tout le reste, c’est une autre histoire.

Je confie le sort d’Yshver et d’Otto à Pryck. J’ai laissé tomber le Coeur de Caldis entre mon adversaire et moi. Il m'assaille et veut me taillader l'autre oeil, mais je refuse. Je lui entaille le tendon de l'épaule sans plus tarder. Il est alors forcé de lâcher son épée et de la récupérer avec l’autre main.

Le Coeur bat plus vite qu’à l’accoutumée.

Il me travaille à distance et essaie de me désarmer. Je vois qu'il comprend qu'il n'y parviendra pas sans se rapprocher un peu plus. Alors, il entre dans la zone qui lui permet de me toucher. Je tiens fermement ma rapière pour le contrer, mais il est trop tard, il m'a piégé. Derrière moi, je sens la roche fraiche de la caverne : J’ai trop reculé. Il ne veut pas me désarmer, il veut me transpercer.

Je pare le premier coup, mais pas le second. Il me traverse le ventre.

Les palpitations du Cœur augmentent, jusqu'à suer du sang pourpre et bleu.

Je lui crache du sang dans les yeux et lui balafre le visage. Il lâche l’épée qui est toujours plantée dans mon ventre. Je parviens à la retirer et le transperce à mon tour. Je lâche les deux épées et lui envoie un coup de poing dans le menton. Je prends conscience d'à quel point j'ai grandi.

Il tombe en arrière et je lui saute dessus avant de l'enchaîner sans pouvoir m'arrêter. Il me saisit aux côtes et le sang jaillit de ma blessure.

Je retourne dans cet autre monde, qui existe dans le nôtre sans être visible. Je suis à nouveau enfant, le jour de mon entrée à la caserne et Kassden court avec moi pendant l'entraînement du matin. Il semble plus jeune et porte la tenue des instructeurs.

- Il n'y a rien que je ne puisse pas faire, me dit-il.

Nous enjambons les obstacles du parcours du combattant.

- Je peux te ramener à chaque moment de ton existence. Effacer ce que tu souhaites, y rajouter des évènements qui ne se sont jamais produits.

Nous rampons sous les ponts et nous voilà arrivés à la ferme du père de Pryck.

- Je peux même te faire devenir comme moi. Te faire tout oublier pour repartir à zéro. Te permettre de choisir qui tu veux vraiment devenir.

Nous bêchons la terre.

- Mais à quoi est-ce que ça nous avancerait, Esvet ? Hein ? Dans quelle direction irions-nous ?

Et alors que nous nous asseyons, épuisés de fatigue, nous nous couvrons de lourds vêtements. Nous sommes parmi les membres de la troupe d'Yshver et partageons un repas dans la neige.

- Je suis comme toi. Je ne veux pas te tuer. Je veux comprendre le sens de tout ça. Pourquoi tu as le droit d'être le Vagabond, et pourquoi je n'ai le droit de ne rien être.

- Peut-être qu'il te faut remonter un peu plus loin, lui dis-je.

Soudainement, comme si il m'obéissait, nous retournons dans cette pièce où tout s’est décidé. Je rampe sur le sol avec le corps de ma sœur sur le dos.

- J'ai tué ton père et ta soeur, oui. Et alors ? Qu'est-ce que tu veux me montrer ?

- Regarde.

Alors que mon œil commence à s'emplir d’une lueur bleutée, nous voyons que celle-ci n'en sort pas, mais qu'elle provient du coeur de Fayora. Là où elle a reçu ma lame. Je deviens plus fort, plus puissant. Je deviens capable de la transporter et de nous faire nous échapper.

- Ce n'est pas mon cœur qui a été éveillé ce jour-là, c'est celui de Fayora. J'ai emprunté sa force, mais pas seulement.

J'ai aussi emprunté le Coeur d'Alexander, le Coeur d'Otto, celui de Pryck et d'Yshver. Je ne le leur ai pas arraché ou pris de force, ils me les ont donné, et je les ai acceptés. Tu sais comme moi que tout n'est que du vent. Mais le vent va quelque part. Il nous porte, et porte ce qui est devenu poussière pour nourrir ce qui vit encore.

Dans le vrai monde, nos corps vibrent. Ils s'affrontent, prennent des coups, même si nous ne sommes plus du tout là.

- Quand on l'a compris, il ne nous reste qu'à vagabonder dans ce monde. Pour semer. Pour aimer. Pour faire.

Il se met à regarder dans le vide.

Et toi, tu n'ignorais pas tout ceci. Tu es perdu parce que tu le savais, et tu as délibérément cherché à l'oublier. Parce que ça ne t'allait pas, peut-être, ou parce que tu pensais que ça ne te servirait à rien.

Je vois à travers mon œil que Briston est entré en contact avec le Cœur de Caldis bien avant de perdre la mémoire. Je vois son nom crié dans les ruelles de sa ville natale. Je vois la vérité qu’il a renié. C’est pour ça que le Cœur lui a fait perdre la mémoire, parce que c’est ce qu’il voulait au plus profond de lui.

Je le pointe du doigt.

- Je sais qui tu es. Et dans tes tripes, tu le sais aussi.

Nous revenons à nous. Il est par terre et je suis toujours debout.

- Tu es Celui qui Oublie.

Le Coeur de Caldis expulse une grande lumière qui vient tous nous envelopper. Briston tremble et ses yeux se figent.

Yshver s'approche et serre mon poignet. Je parviens à entendre les échos des âmes qui se trouvent ici. Ils résonnent dans toute la pièce. Nous ressentons les années qu’elles ont traversé.

"J'entends ta voix", dit quelqu'un.

"Tu dois le laisser", dit quelqu'un d'autre, des années plus tard.

"Je le ferais, je te le jure"

"Je l'ai fait."

"Oscar Baratte".

"Oui, c'est ça".

"Tu m'as trouvé".

"Au croisement de la rue Briston et de l'avenue Kassden."

"Je suis Oscar Baratte".

"Je ne t'abandonnerais pas."

"On ira le chercher, tous les deux."

"Je t'aime."

"Il est parti"

"Je t'aime."

"Retrouvons-nous là-bas."

"Je t'aime"

"Il n'avait pas à faire ça".

"Je t'aime."

Je sens le monde de Briston entrer en collision avec le mien et à mesure que la brume de Caldis envahit la caverne, je commence à apercevoir celui d'Yshver :

"On le trouvera"

"Tu seras mon second"

"Garde ma trace"

Otto se joint à nous.

"Mon ami"

"Attrape"

"Je le ferais"

"Je serais comme toi".

Et puis, alors que je lui tends la main, je vois Pryck entrer dans ce monde, elle aussi, parmi nous.

"Je ne te laisserais ni mourir, ni souffrir plus longtemps."

"Tu te relèveras."

"C'est l'heure"

"Père."

"Esvet Nurvuaidh, celui que j’aime."

"Je suis la fille du printemps"

"Je vais te le donner. Je te le jure."

"Cours à t'en briser les os."

Je serre sa main dans la mienne.

Le brouillard se dissipe et nous resplendissons tous, l'espace d'une seconde. Pryck, Otto et Yshver ne peuvent le supporter plus longtemps et perdent connaissance.

Quant à moi et à mon adversaire, nous nous relevons pour nous faire face une ultime fois.

- Je suis Oscar Baratte, dit l'homme au centre de la pièce. Je suis né au croisement de l'avenue Briston et de la rue Kassden.

- Heureux de te rencontrer, dis-je.

- J'ai commis l'impardonnable, Esvet le Vagabond.

- Non, c'est "Celui qui oublie" qui l'a fait. Maintenant, tu es ‘Celui qui se souvient".

- Alors je m'assurerais de me souvenir de toi. De vous tous.

Je remarque que je saigne toujours.

- Esvet ? me demande-t-il.

- Oui ?

- Tout est faux.

J’ai envie de vomir.

- Comment ? Qu’est-ce qui est faux ?

- Tout. Tout ce que tu penses avoir vu et vécu depuis que tu es enfant. Je l’ai créé ce soir en toi. Je suis désolé.

Je ne suis pas sûr de comprendre.

- Pourquoi ?

- Il me fallait un adversaire. Sans combattre, je ne pouvais pas savoir qui j’étais vraiment. Tu étais le seul.

Je regarde alors tous ceux qui se trouvent autour de moi. Pryck. Otto. Yshver.

- Alors… qui sont ces gens ?

- Des braves. Comme toi.

- Tu peux me rendre la mémoire ?

- Je crois que je le peux. Je ne suis pas sûr.

- Alors fais-le, mais plus tard.

- Plus tard ?

Je regarde le visage de mes amis et ne peut m’empêcher de penser à ce que nous n’avons pas « vécu ».

- Je ne sais pas ce qui est faux dans toute cette histoire, ni ce qu’il s’est vraiment passé. Je le saurais, un jour, quand tu me rendras la mémoire.

Je tombe par terre et me vide de mon sang. Merde.

- Mais laisse-moi un moment, juste un petit moment, pour me souvenir d’eux, tels qu’ils sont aujourd’hui.

Je suis une troisième fois chez moi. Je vois Fayora et je comprends ce qu'elle fait ici. Elle a vécu en moi et j'ai puisé en elle, mais elle doit partir. Elle doit être libre. Elle me sourit et pleure de tout son cœur. Mon âme est amère, parce que je ne sais pas si elle est vraiment celle que je connais. Et pourtant, je la trouve magnifique.

Je place ma main sur sa blessure qui saigne encore. Elle cache mon oeil.

- A plus tard.

Je reviens à moi. Fayora est partie. Elle est partie plus loin que nous ne sommes jamais allés. Moi, en revanche, je suis dans une petite chambre d’auberge perdue au milieu de nulle part. J’ai des bandages sur le corps et je me sens encore un peu faible.

Je me lève et peine à me souvenir de tout ce qu’il s’est produit. Ai-je rêvé ? Combien de temps ? Où sont les autres ? Bruno, le patron de l’auberge me révèle qu’un homme m’a déposé ici et a payé pour trois nuits.

Peinant à croire tout ce qu’il s’est passé, je retourne dans ma chambre et y trouve ma rapière, ma veste et mes affaires. Seule une chose ne me revient pas à l’esprit. Une plaque de pierre. J’ai beau chercher dans ma mémoire, j’ignore complètement comment je l’ai obtenue.

Les inscriptions suivantes sont gravées dessus :

"Intégrité 5

Ce qui demeure, vit."

C’est alors que me revient une conversation que j’ai autrefois eue avec Pryck. J’ignore quand j’ai pu l’avoir, ou même si je l’ai déjà eue.

« - Tu sais ce que tu veux faire, maintenant ? me demande-t-elle.

- Rester près de toi ?

- Ce n'est pas une mauvaise idée, sourit-elle.

Mais elle voit mes yeux et me comprend.

- Mais pas encore, pas maintenant. J'ai le sentiment qu'on doit encore achever certaines choses.

- Moi aussi.

- Alors on se revoit vite, Vagabond. »

Je reprends la route et file vers demain. Il n’y a qu’un endroit vers lequel je dois me diriger.

A cheval, je monte la pente que j'ai autrefois descendue avec Fayora sur le dos. Mais cette fois-ci, je regarde de l’autre côté de la vallée. Deighe s'étend devant moi.

J’ai vu ce qui était gravé dans la pierre. J’ai entendu les mots dans le vent et suivi les signes. J’ai aimé, j’ai semé, et je suis parti. Voilà ce qu’a été la vie dont je me souviens, et voilà ce que je vais continuer à faire.

Quand on sait que notre passé est incertain et que ce qui nous attend est encore plus flou, à quoi peut-on penser ?

Quand nous sommes perdus dans un monde bien trop vaste, et que nous ignorons de quoi il est fait, quel chemin suivre ?

Quand on réalise que tout n’est que du vent et de la poussière, que nous reste-t-il à faire ?

Vagabonder. Partir creuser dans les entrailles de ce monde et, si l’occasion se présente, en déterrer les trésors.

Alors que je reprends la route pour trouver ce que je cherche, je me frotte à cette ultime réalité :

Il reste tant de choses à faire.

FIN

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