9. Marianne Dumont
Mme Dumont avait franchi le portail du jardin d'un pas décidé. Caroline ne l'avait encore jamais vue, mais cette femme agissait comme si elle était chez elle, ou du moins comme si elle venait de pénétrer dans un lieu public. Elle faisait fi du fait qu'elle n'avait pas annoncé sa venue et que l'activité de Mme SKy n'était déclarée nulle part. En réalité, elle était en train de se précipiter dans une propriété privée, une poule au bord de la crise de nerfs sous le bras gauche et une boîte de douze oeufs dans la main droite.
Cette spontanéité fit sourire Caroline. Par bien des aspects, la franchise de Marianne faisait rire celle qui deviendrait bientôt sa thérapeute. Une thérapeute qui n'en était d'ailleurs pas une puisque c'était Marianne qui venait juste offrir de quoi manger à Caroline, comme ça, par pure générosité. C'était à ne plus savoir qui s'occupait de qui et c'était tout à fait rafraîchissant. En outre, l'idée de la poule et des oeufs était excellente et allait permettre aux menus de se diversifier.
Caroline n'était pas dupe. Cette femme n'était pas juste venue par altruisme, presque cinq ans après son installation en ces lieux. Pour la pousser à abattre ses cartes, elle l'invitait d'abord à entrer dans la maison afin d'y ranger les oeufs et lui faire entrevoir l'espoir d'une petite intimité - bien qu'il n'y ait eu personne à des kilomètres à la ronde - et ensuite ressortir rapidement pour faire mine de la raccompagner au portail. Sentant l'ultimatum, Marianne commença à trainer les pieds.
À demi-mot, la bienfaitrice voulait savoir si par hasard son hôte n'aurait pas une petite recette de tisane. En lui offrant de lui faire visiter son jardin, Caroline redonna alors du temps à son invitée. Celle-ci aimait visiblement beaucoup tourner autour du pot et la propriétaire du lieu écoutait attentivement ce qui se tramait entre les lignes.
Le vocabulaire de la dame trahissait ce qu'elle pensait de son corps : un outil qui ne voulait plus fonctionner correctement et qui, au lieu de lui permettre de faire ce qu'elle avait à faire, était devenu un obstacle. Il fallait réparer, "fixer*" ce truc rapido pour qu'elle puisse remplir ses obligations, redevenir opérationnelle, retrouver l'entrain et l'énergie qui la caractérisaient et lui permettaient de faire tout ce qu'elle devait faire... Alors voilà, elle avait entendu que Mme SKy faisait des tisanes et elle se demandait si elle pouvait lui en préparer une toute petite pour que tout reparte comme en quarante. Il lui fallait un truc un petit peu ravigorant, rajeunissant ; un truc qui lui donne un petit peu envie, de l'entrain, Mme SKy devait bien voir de quoi on parlait...
Caroline se retenait de rire. Devant la gêne de cette patiente qui ne voulait tellement pas en être une que chacune de ses demandes étaient "petites", elle se sentait à la fois attendrie et au bord de l'absurde. En sus, elle parlait d'elle comme d'un robot avec des devoirs à accomplir et des obligations à remplir. Comprenant bien où sa visite voulait en venir, mais ayant besoin qu'elle exprime ses maux avec ses propres mots, l'heureuse nouvelle propriétaire de la poule, qui picorait maintenant les vers de son jardin comme si elle avait toujours habité là, se mis à jouer gentiment avec les nerfs de son interlocutrice.
- Si vous voulez une petite boisson un petit peu rafraîchissante, je peux vous offrir une petite camomille ! Je viens justement de préparer une petite infusion.
Ce n'était pas du tout là où Mme Dumont voulait en venir. Elle avait justement besoin de l'antithèse de la camomille. Elle avait en l'occurence essayé les sirops de gingembre sans trop de succès. Elle avait besoin d'un truc qui la booste, surtout "en bas"...
Être boostée "en bas". Caroline avait tout entendu. Elle ne se démontait pas :
- Une petite tisane contre les jambes légèrement lourdes ? Je peux regarder si ma grand-tante avait ça dans ses cahiers.
Voyant que Caroline se moquait d'elle avec une certaine malice, Mme Dumont se lança.
- Vous voyez très bien ce que je veux dire. Je n'arrive plus à prendre du plaisir avec mon mari. Dès qu'il me touche, ça me chatouille et je deviens hilare. Pouvez-vous m'aider ?
*: Marianne Dumont, aime les anglicismes. "to fix" ou réparer en français
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