Une foule sur les quais
Une gare fut le lieu que je visitais lors de mon incursion suivante dans cet autre monde. Cette fois aussi, je flottais, entièrement moi, mais pas maître de mes mouvements. J'observais, contraint, le spectacle qui se déroulait sous mes yeux. Sur les quais, des centaines et des centaines de jeunes gens se pressaient, paquetage sur le dos, pour monter à bord des wagons. Quelques officiers, à peine plus âgés, dirigeaient les troupes. Mon attention fut attirée par un mouvement, sur ma gauche. Un sillon naissait dans la cohue pour laisser passer une file de soldats d'aspect différent. Ils étaient guidés par un homme de haute taille et de large stature que je n'avais encore jamais vu. Équipé comme un commando, le colosse impressionnait tant qu'il avait à peine besoin de signaler sa présence pour que tous s'écartent devant lui. Dans son sillage, une longue file de jeune soldats le suivait. Mais ce n'étaient pas de simples troupiers : il s'agissait de la compagnie des nouveaux chevaliers à laquelle appartenait Liam. Au moment ou je l'aperçus, je fus irrésistiblement attiré vers lui pour finalement de nouveau me retrouver dans sa tête. Mon identité s'effaça en partie pour laisser place aux pensées du jeune homme.
L'excitation venait en premier, suivie de près par l'anxiété et un désir de tomber une dernière fois sur Elaine avant de partir pour la frontière. Il savait qu'elle était là, dans la gare, quelque part à remplir ses devoirs d'officier. Si la maîtresse d'arme maniait les lames et les armes à feu avec aisance, elle n'y connaissait pas grand chose en conjuration, ce qui lui interdisait de se joindre aux chevaliers. Alors que je sentait le cœur de Liam battre la chamade dans sa poitrine comme s'il s'était agi de mon propre corps, je remarquais un instant avant lui les yeux qui me fixaient dans la foule. Lorsqu'il les vit à son tour, Liam en fut tout chamboulé.
— J’espérais bien te voir avant le grand départ, fit Elaine, l'air grave, en faisant sortir Liam du rang. Nerveux ?
— Un peu, oui. Vous n'êtes pas avec votre section ?
— Mes gars on déjà embarqué. Je ne vais pas te retenir plus longtemps, je voulais juste te dire d'être prudent. Ton père...
— Elaine, coupai-je, mon père est à la capitale. Il rempli son rôle, moi le mien.
— Je sais. Il a essayé de te joindre, mais il n'a pas réussi et j'ai fini par avoir ta mère au téléphone. Tes parents t'aiment et te demandent de faire attention à toi.
Dans la tête de Liam, des sentiments contradictoires faisaient rage à propos de ses parents et il regrettait que la jolie maîtresse d'arme ne soit venue que de la part de son paternel.
— Faites attention à vous aussi, Elaine.
Il rejoignait le rang de ses camarades lorsqu'une main le retint fermement. Elaine l'attira contre elle et le prit dans ses bras.
— Fais attention à toi, Liam.
Elle le lâcha et s'éloigna sans un mot. Ce fut un ricanement qui tira Liam de sa rêverie.
— La ferme, Anton ! maugréa Liam en reprenant une place dans le rang.
La sensation de chaleur dans ma poitrine et sur mes joues, le sourire que je sentais sur mes lèvres, tout indiquait que Liam nourrissait toujours des sentiments envers la jeune femme. Cette étreinte signifiait-elle qu'elle aussi en éprouvait à son égard ?
La colonne finit par arriver en tête du convoi et les dix premiers wagons furent bientôt occupés par les héritiers de la très ancienne histoire des duchés et de la chevalerie. Liam hissa son paquetage dans les filets, au dessus des sièges, pris place aux côté d'un garçon qu'il ne connaissait que de vue, le plus loin possible d'Anton, un garçon sympathique mais bavard. Liam avait besoin de calme. Et si une agitation fébrile régnait tout autour, rares étaient ceux qui bavardaient insouciamment.
Le train s'ébranla peu après. Les quais s'éloignèrent, encore noirs des jeunes gens qui monteraient dans le prochain convoi. Je sentait que le rêve allait bientôt prendre fin. Le lien, faute d'un mot plus juste, qui me reliait à l'esprit de Liam s'effilochait lentement. Je voulais savoir ce qui avait causé l'alerte et ce départ précipité mais toutes les pensées de mon jeune hôte étaient fixées sur Elaine. Un gouffre noir me cueillit soudain.
Un sommeil sans rêve, qui dura jusqu'au matin.
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