Retour au bercail
Le retour dans les duchés fut laborieux. Changées en bourbiers par les abondantes pluies récentes, les prairies s'opposaient à l'avancée des convois qui transportaient les hommes éreintés, blessés et traumatisés. Les colonnes d'hommes à pieds et de véhicules progressaient lentement et avec difficulté sur ces étendues boueuses. Et même si de nombreux disparus furent effectivement retrouvés en vie, comme l'avait dit le Nécromancien, le moral restait étrangement en berne. Les horreurs cadavériques hantaient encore les esprits malgré la victoire.
J'observais toute cette scène, étrangement détaché. Pour une fois, je ne semblais pas incarner qui que ce soit et je flottais au-dessus des soldats sous ce ciel de plomb, traversé par la pluie comme si je n'étais pas vraiment là. Au loin, la frontière apparut, ses grands pilonnes blancs se détachant avec un contraste saisissant sur le fond gris, presque noir par endroit, de ce ciel décidément bien triste.
J'observai un convoi entrer par la grande porte et être accueilli, malgré le mauvais temps, par une foule compacte venue acclamer les soldats victorieux, mais surtout retrouver les maris, les enfants, leurs filles et leurs fils, leurs êtres chers. C'était terminé.
J'eus l'impression de rester là, à observer des inconnus par milliers se retrouver. Il y eut des rires et des larmes, des embrassades et des étreintes. Quelques drames aussi, lorsqu'on avisait un parent de la mort de son enfant, mais ces scènes furent bien rares. Je ne m'en étonnais guère, connaissant le secret de cette incongruité, et ceux qui retrouvaient les leurs s'en moquaient bien. Il se passa une éternité avant que les gens ne disparaissent. Certains regagnaient directement leurs pénates, d'autres embarquaient dans les trains en direction de villes lointaines, où ils retrouveraient leur foyer. Les champs et la grande place pavée se vidèrent peu à peu, ne laissant que les traînards, les officiers dont le devoir n'était pas terminé et l'ensemble de la troupe des chevaliers, conjurateurs et sapeurs compris. Il y eut des sifflets à ma gauche et, portant mon attention dans cette direction, j’aperçus Liam qui embrassait une jeune femme à pleine bouche.
Cela m'amusa, mais je n'étais pas ici pour assister aux exploits amoureux de ces jeunes gens. Cette simple pensée me parut tout à fait naturelle pendant quelques secondes, alors que je regardais Elaine devenir aussi rouge qu'une fraise bien mûre et bafouiller adorablement devant un Liam définitivement conquis et Ange, son frère, hilare, tandis que Monty se joignait à d'autres pour siffler l'exploit de leur camarade chevalier qui venait d'embrasser un officier.
Puis je pris conscience, de façon progressive, que cette tendresse et cet amusement ne m'appartenaient pas totalement. Pas plus que cet objectif qui m'échappait encore. J'attendis cependant patiemment, ne pouvant de toute manière rien faire d'autre.
Un officier supérieur beugla soudain un ordre et les hommes, se tournant vers lui, le saluèrent et attendirent dans un silence soudain, troublé seulement par le son des gouttes de pluie sur le sol et sur les bâches tendues des camions. Tous se remirent en rang ensuite et, ayant regagné la rue, se dirigèrent vers la gare où un train pour la capitale les attendait. J'assistais à l'embarquement dans les voitures, à l'ensemble du trajet et comme à un réveil des hommes dont la bonne humeur revint enfin.
Arrivés dans la capitale, ils furent logés dans l'académie où ils recevaient encore, quelques semaines auparavant, l'enseignement de l'ancienne tradition de chevalerie. J'attendais, quant à moi, quelque chose qui ne venait pas. C'est passablement frustré que je quittais le rêve et une mauvaise humeur inexplicable me hanta toute la journée qui suivit.
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