L'héritage
— Un tremblement de terre ? Maintenant ? râla Monty.
— Non, je crois plutôt que ce sont les sortilèges du maître des lieux qui se désagrègent. Monty a raison : foutons le camp !
Alors que les trois hommes s’apprêtaient à quitter la pièce, les portes par lesquelles ils étaient arrivés se brisèrent et les murs commencèrent à bouger, se mouvant comme un liquide visqueux, bloquant la sortie.
— Ce chien nous a condamnés ! fulmina Monty qui soutenait de nouveau Ange.
— Non, regarde ! s’exclama le conjurateur, désignant une autre portion de mur mouvant qui, elle, s’ouvrait sur un espace encore inexploré.
Le mur cessa de bouger, mais la tour tremblait encore. N’ayant d’autre choix, les trois compagnons s’aventurèrent dans la vaste pièce nouvellement révélée. Des étagères pleines de livres et d’objets divers cotoyaient des vitrines où s’exposaient des reliques, certaines particulièrement intrigantes ou dérangeantes. Et puis, tout au fond, ils découvrirent un grand nombre de pupitres. Sur chacun d’eux se trouvait l’un des volumes noirs.
— Six, huit, douze…comptait Monty.
— Il y en a vingt-quatre, l’interrompit Ange. Le dernier est là.
Un vingt-cinquième volume, ouvert sur l’une des dernières pages, se trouvait effectivement sur un secrétaire. Un nécessaire d’écriture se trouvait là, comme si l’on venait de s’en servir.
— Et là, ce sont les Grands Livres qui ont été volés. Je reconnais celui de Madame.
— Que fait-on ? demanda Liam, jusqu’ici resté bien silencieux.
— Il faut faire vite ! Ne touchez à rien sans que je vous le dise.
Pendant quelques minutes, j’observais la scène, toujours au travers des yeux de Liam. Ange s’assura qu’il pouvait s’emparer des Grands Livres sans danger avant de les fourrer dans un sac qui traînait là, comme si on le leur avait préparé. Puis il se tourna vers les pupitres.
— À quoi tu penses ? s’inquiéta Liam. Nous devrions partir.
— Et comment ? Tu vois un passage, quelque part ?
Il n’y avait en effet aucune échappatoire.
— Il voulait que son héritage perdure. Je ne ressens plus cette attirance bizarre, ni le dégoût que ces trucs sont censés provoquer.
— La tour donne toujours l’impression qu’elle va s’effondrer ! nous pressa Monty.
Ange s’avança vers le secrétaire où trônait l’ultime Grand Livre du Nécromancien. Il lut, à haute voix, les dernières lignes :
Maître Grissort, je m’en remets à votre jugement. Vous serez capable d’envoyer mes ouvrages en lieu sûr, je le sais. Une fois que ce sera fait, vous aurez l’insigne privilège d’être le propriétaire légitime de toute mon œuvre.
Libre à vous d’en faire ce que vous voudrez, leur destruction ne sera possible que de votre main.
Il y eut un silence.
— C’est signé. Je pense que c’est son vrai nom.
— Quelle importance ? demanda Monty.
— En magie, ça l’est, rétorquèrent en même temps Liam et Ange, qui échangèrent un regard amusé, malgré la tension.
— Nous n’avons pas le temps de tergiverser, affirma Ange, commençant à dessiner un symbole dans les airs.
Une boîte marquetée, sombre, apparut dans sa main dès qu’il eut terminé. Il l’ouvrit et en sortit une sorte de bâton de cire dont il apposa l’extrémité en bas du texte laissé par son illustre auteur. Lorsqu’il le retira, un sceau doré brilla quelques secondes avant de s’assombrir, devenir noir, puis dispaître finalement. Puis, Ange se dirigea en claudiquant, seul, au milieu de la pièce. Il leva les bras lentement en murmurant une longue litanie que mes oreilles ne purent entendre. Monty et Liam le regardaient, ignorant pour quelques instants la poussière que les vibrations de la tour soulevaient et faisait tomber des étagères. Lorsque le conjurateur eut terminé, Liam ne remarqua rien.
— Filon, dit simplement Ange, apparemment exténué.
— Mais… commença Liam, ne comprenant pas.
Monty se précipita pour aider son ami. De mon point de vue, alors que j’observais à travers les yeux du jeune chevalier, je ne comprenais pas. Mon esprit me semblait embrumé. Je ne sais si ce fut moi ou lui qui décida de regarder de nouveau les lutrins, mais je constatais alors que les volumes noirs ne se trouvaient plus là. Ange désigna une porte dans le mur du fond, qui n’était pas présente une minute plus tôt, et nous l’empruntâmes en hâte.
Je me souviens ensuite simplement d’une longue descente dans des escaliers interminables et sombres, des secousses de plus en plus fortes et de mon soulagement quand, enfin, nous atteignîmes l’extérieur, je ne sais plus trop comment. Dehors, tout était gris et morne. Je levais les yeux au ciel, observant les nuages qui s’effondraient sur nous en une pluie drue. Le rêve se brisa, et je m’éveillais, une fois de plus le cœur battant, presque plus fatigué qu’avant d’aller me coucher.
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