Préparation
Je me retrouvais donc une nuit à vivre le plus anodin des rêves, lorsque celui-ci bascula soudainement. D'une bête situation improbable se déroulant au travail et impliquant une bonne part de ma famille, dont certaines personnes hélas décédées, je fus comme happé par une ouverture noire et béante. Je dis « ouverture » par défaut, car il s'agissait plus d'une sorte de passage, un sinistre vortex, qui m'amena directement dans la peau du jeune Liam. Je me trouvais dans une vaste pièce, debout et vaguement inquiet, face à trois personnes. Tout à ma gauche se trouvait Elaine, la professeur d'escrime. Au centre se tenait un homme grand, d'une cinquantaine d'années environ, les cheveux grisonnants coupés court, d'aspect sévère. Le troisième personnage me sembla incroyablement vieux. S'appuyant sur une magnifique canne au pommeau en forme de tête d'aigle, il me fixait par dessous ses cheveux blancs en broussaille. Son regard me frappa : il était à la fois inquisiteur, pétillant et plein de sagesse. Il devait avoir plus d'un siècle de vie derrière lui.
— Liam, je te présente mon maître d'arme, commença Elaine. C'est lui qui m'as enseigné l'art du combat.
Liam et le maître d'arme se saluèrent d'un hochement de tête. Je sentis une excitation grandir chez mon hôte, ses pensées devinrent un instant plus claires et je pus constater qu'il était grandement impressionné par l'homme.
— Maître Lebel à été...
— Champion du Tournoi. A trois reprises. Je suis très honoré, monsieur.
L’intéressé eut un sourire, mais ne pipa mot. Elaine poursuivit :
— Et voici le Doyen de l'Académie Ducale. Tu l'as déjà rencontré je crois ? Tu comprendras que nous ne te dirons pas son nom. Tu l'appelleras toujours par son titre, entendu ?
Liam acquiesça. Bien entendu qu'ils n'allaient pas lui donner le nom du Doyen, il n'était pas idiot ! Quel conjurateur, quel mage donnerait son vrai nom à n'importe qui ? C'était, pour eux, risquer leurs pouvoirs, leur vie et leurs fameux Grands Secrets.
— Nous sommes ici pour t'aider à te préparer pour ce qui ne manqueras pas d'arriver, maintenant, fit le vieux magicien d'une voix chevrotante. Je suis par avance désolé...
Liam allait poser une question, mais il n'en eut pas le temps. Soudain devant lui, il vit le maître d'arme s'écrouler au sol, pris de convulsions. Elaine sembla prise de panique et se pencha sur le corps de son mentor. Puis elle tourna son beau visage vers Liam, mais ses yeux étaient désormais deux gouffres noirs. Son sourire, un rictus malveillant et abject. Sa peau devint en quelques instants pâle et veinée de noir. Elle se redressa et un froid intense envahit la salle. Liam se raidit, prit de panique, il recula, implorant de l'aide auprès du doyen qui le regardait sans broncher.
Que se passait-il ? Soudain il compris.
— Par pitié ! Arrêtez ça !
Tout redevint aussitôt normal. Liam souffla de soulagement, mais son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Les trois adultes échangèrent des regards, puis toisèrent le jeune homme qui reprenait son souffle. Maître Lebel s'avança :
— Crois-tu que le Nécromancien arrêteras de te torturer si tu le lui demande gentiment ?
— Non. Mais vous, vous l'avez fait, répondit Liam un peu trop vertement.
— Nous souhaitons y aller en douceur, fit Lebel, sans monter le ton.
— Alors nous pourrions commencer par une leçon d'escrime ?
— D'après Elaine, tu n'en a pas vraiment besoin. Du moins, ça n'est pas notre priorité.
Liam fut plus que satisfait par cette réponse. Un sourire naissait sur ses lèvres lorsque le maître d'arme se jeta sur lui et tenta de l'étrangler, l'air hors de lui, voire fou ou possédé. Liam compris aussitôt qu'il s'agissait d'une nouvelle illusion, mais par les Grands ! Que cela semblait vrai ! Il se débattit un moment, mais ne parvint pas à se défaire de l'emprise de son adversaire. Derrière, Elaine le fixait avec un tel mépris ! Il abandonna. L'illusion se dissipa et, encore une fois, les trois adultes se tinrent à nouveau devant lui, très calmes.
— A quoi cela rime t-il donc ? s'énerva Liam en se massant la gorge.
— C'est à peine si tu te défend, observa le doyen. Ton attention est fixée sur l'illusion, alors qu'elle devrait se fixer sur moi. Je n'utilises ni incantation, ni sortilège d'aucune sorte. Seulement ma volonté, mes sentiments et les tiens. C'est de ça que découle ce que vous autres profanes appelez « magie ». Tu devrais pouvoir t'opposer à moi. Tu es jeune, vigoureux, plein d'imagination. Je noie ton esprit dans la peur, tu dois te défaire de cette peur. LUI n'arrêteras pas.
Liam tentait encore de se calmer quand il se rendit compte que le doyen revenait à la charge. Cette fois, la pièce fut soudain envahie par les flammes. Il remarqua une chose : Elaine fut la première à succomber au feu. A chaque fois, ses angoisses les plus terribles prenaient corps par elle. Il se tint debout au milieu de la fournaise, tandis que la fumée attaquait ses poumons, que Lebel mourait et que même le doyen commençait à se consumer sous ses yeux. A l'odeur de fumée se joignit une forte odeur de chair brûlée. Il se força à rester calme. Il senti la chaleur du brasier lui brûler la peau. Il ne broncha pas. Liam se laissa envahir par les sensations mensongères, les examina sous toutes les coutures, dans tout leur aspect. La chaleur lui semblait réelle. La douleur aussi. L'odeur de fumée également. Mais celle de la chair brûlée...
— Seriez-vous un amateur de viande grillée, Doyen ? Cette odeur est celle d'un bon morceau de bœuf sur un feu de bois, pas celle d'un bûcher funéraire.
A nouveau, tout redevint normal. Liam respira un grand coup. Ses poumons ne semblaient pas se souvenir aussi bien que son cerveau des tortures qu'on lui infligeait. Son regard croisa celui, amusé, du doyen.
— Tu as trouvé la faille... J'ai faim, en effet. Elaine, maître ? Pourriez-vous me laisser un instant avec notre recrue ?
Les deux épéistes hochèrent la tête et quittèrent la salle, non sans qu'Elaine adresse un sourire encourageant à son élève. Le doyen fit signe à Liam de s'approcher. Il attendit que la porte se fut refermée pour parler.
— J'ai remarqué une chose, jeune Epsilom. Tes peurs se focalisent sur Elaine. Aurais-tu des sentiments à son égards ?
Liam, effaré, affirma que non d'un signe vigoureux de la tête. Bien trop vigoureux. Le doyen rit doucement.
— Ne t'en fais pas. Toi et moi étions les seuls à voir les illusions. Mais je dois te prévenir : mes attaques sont légères, même si tu ne le trouves pas. Si tu te retrouve un jour à lutter contre LUI, alors se sera une toute autre affaire. Écoute moi bien : d'ici là, tu seras peut-être encore amoureux d'elle, ou peut-être d'une autre, peu importe. Tu dois savoir qu'Il utiliseras tes pires craintes contre toi.
— Nous faire affronter des morts n'est-il pas suffisant pour nous plonger dans l'angoisse ?
— Le Nécromancien préféreras sans doute t'infliger de pires tourments que la vision d'un corps décomposé qui marche et qui brandit une lame. Il lui donnera un visage familier. Il te fera croire qu'il à tué tes parents, les personnes que tu aime. Il tenteras encore cette fois de plonger tout le monde dans la peur. N'oublie pas : la dernière fois, il a fait vivre à tout le continent un enfer. Un enfer qui dura cinq longues années et qui a vu tomber des royaumes et des empires. Ne commets pas l'erreur de sous-estimer un tel adversaire. D'autant qu'il dispose apparemment de nouveaux talents.
Liam acquiesça à chaque phrase du vieux monsieur.
— Il nous reste encore du temps, n'est-ce pas ? Pour nous préparer, je veux dire ? demanda t-il d'un air angoissé.
Le doyen eu l'air embarrassé.
— Nous avons appris aujourd'hui que l'Empire du Nord à subi les premières attaques. Rien de grave ; une patrouille est tombée sur un groupe de vieux corps relevés. Il n'ont subi aucune perte, mais l'ancien territoire du Nécromancien est déjà sillonné par des corps sans vie. Il vois par eux, il s'informe, il tâtonne dans le noir, caché quelque part, attendant le moment propice. Un jour, il parviendras à tuer quelqu'un, à prendre le contrôle de son corps et il l'enverra commettre un massacre. C'est comme cela qu'il fait. Il vous tue, avec le visage d'un ami ou d'un parent. Mais assez parlé, pour le moment. Je suis un vieil homme, et ces efforts m'ont fatigué. Veux-tu bien m'aider à rejoindre la Grand-Salle ?
— Bien sûr, doyen.
Je me vis me précipiter au devant pour lui ouvrir la porte. Liam et le vieux mage quittèrent la salle pour aller se restaurer. Mais Liam n'avais pas faim car il savait qu'après le repas, il devrait de nouveau affronter des illusions horribles, de plus en plus puissantes, de plus en plus dérangeantes.
Le rêve prit fin. Je m'en souvint au matin, partagé. Il n'avait pas été très violent, mais le visage torturé de la jeune femme, Elaine, avec ses yeux noirs et son expression de malignité démoniaque me poursuivis durant toute la journée.
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