Devenir

2 minutes de lecture

C'est déja l'été brûlant de silence comme le prouve la moquette suintante et c'est aussi la fin de l'aventure que j'ai tant aimée car je vois bien qu'il n'y a pas du tout de place pour moi (et c'est un euphémisme) dans ce wagon surpeuplé de bébés braillards, de crapoussins pleins de bière tiède, d'abrutis robots, de dévoreurs de bonbons, de listes de sièges, de minuscules carrés gris, de pubs pour le wagon-restaurant, de règles et d'inhumanité qui donnent tous froid au cœur, alors je m'asseois en cube comme il se doit (c'est la règle pour les retardataires du protocole) au milieu du bac à valises, plus précisément entre deux grosses valises plus grandes que moi, pour qu'on m'écrase encore un peu, rien qu'un tout petit peu plus, pour que j'arrête de prendre encore trop de place avec ces joues humides, ces bottes trouées et ces hoquets qui dérangent le badaud voyageur au point qu'il me fait signe de me recroqueviller bien fort et de devenir valise au sens ontologique du terme car, après tout, comme elles, je transporte une charge trop lourde, un quelque chose que je me trimballe d'un bout à l'autre du continent pâlot sur lequel j'ai usé mes chaussures jusqu'à l'os, un quelque chose en somme auquel personne, absolument personne, ne fait attention, même si ça me fait mal à tous les coins, même si ça rougit jusque dans les yeux qui en saigneront bien à la fin, même si les valises remuent comme des frissons après la peur, si bien que, peu à peu, je me mets moi aussi à écouter le roulis du train qui continue de filer dans les champs tout droits, tout tristes, tout plats, pour ne pas dire tout morts, afin de les découdre, et puis à entendre les murmures qui racontent que je suis le bagage inopportun et inimportant qu'il faut refiler le plus vite possible à son voisin pendant que je baisse les yeux et que je regarde les larmes se fondre dans le tapis dans un petit bruit sourd qui amenuise les secondes jusqu'à ce que le temps cesse d'exister à son tour, jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un spectre moi aussi décousu et destiné à hanter les bagages oubliés, jusqu'à ce que le train roule à tomber dans la mer dans un tourbillon de siphon de baignoire, ce qui me rappelle la question éternelle que je me pose lors de mes phases de disparition, c'est-à-dire la question qui me semble la plus importante d'un point de vue métaphysique et poétique et qui consiste à me demander, même dans ma transparence trop lourde, si les fantômes peuvent quand même caresser les oursins car il faut bien dire que tout ça (le roulis, les valises et la mer) me fait doucement rêver à la gravité des valises parce que, tant qu'à couler jusqu'aux abysses et se camoufler dans le sable gelé, j'aimerais pouvoir regarder et toucher quelque chose qui vit, qui tremble comme moi de solitude, même si ça pique, même si ça tue.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Dame Citrouille ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0