Retour chez soi
Ses pieds frôlèrent le seuil du porche d'entrée. Il ne pensait jamais revenir ici, dans ce lieu si familier qui lui avait tant manqué. Rien n'avait changé : les mêmes marches devenues grisâtres à force d'être utilisées ; cette même porte noire, impressionnante quand on a cinq ans, à cause de la poignée trop haute pour pouvoir l'atteindre ; ces mêmes pots de fleurs de chaque côté, bien que les plantes, elles, avaient changé.
Cela faisait longtemps qu'il n'était pas rentré chez lui. Dans la demeure de son enfance. Pourtant, au fond de lui, il se rappelait du jour où, pour la dernière fois, il avait franchi le seuil et avait tourné le dos à sa famille. Il se souvint de la tempête d'émotions qui faisait rage dans sa tête, de son visage crispé, mouillé de larmes, de ses mains serrant les bretelles de son sac à dos, les jointures blanches, à s'en faire mal.
Il posa la main sur le pommeau de poignée et le tourna. Il fit un pas, l'air empreint de cette odeur si particulière s’immisça dans ses narines. Il inspira une fois, puis une seconde fois.
Il referma la porte et s'avança dans le petit couloir qui débouchait sur la grande pièce à vivre. Encore une fois, il fut frappé par l'exactitude des lieux : tout était tel que dans son souvenir. Le mobilier était à sa place, les décorations aussi. À sa gauche, se dévoilait la cuisine. Il sourit au souvenir des après-midis passées avec sa maman à confectionner des gâteaux, tous au chocolat, son parfum préféré. Il se revit, petit garçon, à scruter chaque fait et geste de sa mère, l'impatience le rongeant. Il mourait d'envie de tremper son doigt dans la composition et se lécher les lèvres quand elle tournait le dos. Heureusement, il avait toujours le droit de racler les fonds des plats quand tout était fini. Il n'en perdait pas une miette, y passant de longues minutes.
En face, se trouvait la salle à manger avec la grande table. Quand il eut décidé d'être assez grand pour se passer de la chaise haute, il avait supplié ses parents de prendre une chaise comme eux. Il voulait se sentir important. Longtemps, il lui vait fallu mettre aun coussin sous ses fesses pour être à la hauteur de la table.
Enfin, le salon se trouvait au fond. La pièce baignait dans une lumière vive, due aux grandes baies vitrées. Il avait passé de longues heures le nez presque collé aux fenêtres les jours de mauvais temps. Il aimait voir la pluie tomber sur le jardin et suivre du doigt les traces que les gouttes d'eau laissaient sur la paroi transparente. Il se faisait souvent gronder par sa maman mais peu importait, du moment que celle sur qui il avait jeté son dévolu finisse la course en première.
Il toucha du doigt le tissu des fauteuils, s'imagina chahuter dessus avec sa sœur, se jetant les coussins sur la figure. Il releva la tête et il se figea. Il cligna des yeux et son cœur se gonfla de ce sentiment inexplicable que l'on ressent lorsque l'on retrouve une chose chère à nos yeux que l'on pensait perdue.
Son piano se dressait fièrement dans la pièce, les rayons du soleil se réfléchissant sur sa surface. Ils l'avaient gardé.
Il s'en approcha, le toucha du doigt et souleva le couvercle protégeant les touches blanches et noires. Il s'assit alors sur le petit tabouret et positionna ses doigts. Un frisson le parcourut et il ferma les yeux. Il retint sa respiration lorsque la première note s'éleva dans l'air pur. Son cœur battait la chamade dans la poitrine ; il avait cru ne plus savoir jouer. Mais son cerveau et ses muscles, eux se rappelaient. Ils entamèrent d'eux-mêmes le morceau qu'il avait d'innombrables fois joué, dans ce même salon, jour après jour. Il l'adorait. Quelques fois, sa sœur l'accompagnait de sa voix mélodieuse, et c'était comme si le temps s'arrêtait, parenthèse enchantée le temps d'une musique. Ils brillaient tous deux d'une myriade d'étoiles, entourés de cette poussière d'or. Leurs parents s'arrêtaient dans ce qu'ils faisaient et rejoignaient le salon pour les écouter, les yeux brillants d'une fierté insondable. Mais aujourd'hui, il était seul.
Lorsque le dernier accord résonna, il rouvrit les yeux. Cela lui avait tant manqué. Il resta ainsi un moment, entièrement plongé dans ses souvenirs. Il finit par se lever et se posta devant la baie vitrée. Il laissa son regard vagabonder sur le terrain qui s'étendait et par delà la forêt plus loin. Il avait joué tant de fois dans l'herbe tendre, avec sa famille.
Il reprit l'exploration de la maison. Il quitta le salon pour se diriger vers les escaliers menant au premier étage. Juste avant, son œil fut attiré par un éclat argenté. Un cadre était posé sur le meuble en bois. Il s'en saisit. C'était une photo de lui, entouré de sa famille. Il devait avoir huit ans. Son père, avec sa barbe taillée et ses cheveux grisonnants avait posé une main affectueuse sur l'épaule de sa mère qui riait, de l'autre, serrait sa grande sœur, accrochée à son cou. Il trônait au milieu, le menton haut et un air fier sur ses traits.
Il caressa le visage de sa sœur et son cœur se serra douloureusement. Elle les avait quittés bien trop tôt, elle avait été courageuse de se battre pendant si longtemps. Lorsqu'elle fut partie, tout était devenu chaotique, une fracture s'était ouverte et elle grandissait chaque jour un peu plus, se nourrissant du chagrin.
Il reposa le cadre et grimpa les marches. Il ouvrit la première porte qu'il rencontra : la chambre à coucher de ses parents. Certains soirs, il avait vainement essayé de les rejoindre, voulant dormir dans ce lit aussi grand qu'un château.
La seconde porte donnait sur la pièce de sa sœur. Elle était restée telle qu'elle l'avait quitté. Ses parents n'avaient pas eu cœur à enlever ses affaires. Ses jouets étaient encore posés sur les meubles et son lit gardait la parure rose et violet qu'elle affectionnait particulièrement.
Enfin, il entra dans sa chambre d'adolescent. Il retrouva son bureau avec son ordinateur, ses posters de hockey accrochés au mur. Même son skate était là, appuyé contre son armoire. Et il y avait son lit. Son lit qu'il avait mouillé tant de fois de ses larmes, symboles de sa tristesse et de sa colère. Dans ses draps, le visage enfoui dans son oreiller pour étouffer ses cris, il avait haï la terre entière : haï les médecins et le cancer qui avait emporté sa sœur, haï ses parents de se disputer sans cesse au point d'avoir déchiré la famille, haï ses professeurs qui le rabaissaient sans cesse, haï sa propre personne pour être celui qu'il était.
Une grande lassitude s'empara de lui et la fatigue lui tomba dessus comme un maillet sur la tête. En passant devant son miroir pour s'approcher de son lit, il aperçut le reflet qu'il lui renvoyait : celui d'un jeune homme épuisé d'avoir lutté autant contre un monde qui ne voulait pas de lui, contre une vie qui ne l'avait pas choisi et dont il n'avait pas envie.
Il rabattit les couvertures et se glissa dans les draps. Il ferma les yeux et souffla lentement. Il se sentait si fatigué. Il ne souhaitait qu'une chose : dormir de tout son saoul. Il se blottit un peu plus.
Alors que la lumière du jour déclinait, alors que les notes d'un piano résonnaient au loin, alors que sa respiration ralentissait, il sombra dans un sommeil sans fin, que nul ne pouvait interrompre.
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