ch. 5 - pleine lune

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La terre n'a pas encore fait un tour complet sur son axe. On dirait pourtant que l'univers a déraillé. Luna s'est enroulée dans un t-shirt abandonné par Artémis, ne quittant leur refuge que lorsque le soleil du matin a commencé à plomber sur les épaves de métaux abandonnés. Les habitants du campement ont respecté sa distance, la regardant oeuvrer d'ombrages en pénombre. Elle a éteint les étoiles au fond de ses yeux, petite roche jetée dans l'atmosphère. Son enthousiasme contagieux est relégué aux autres jours. Luna a toujours été le centre de gravité de son univers. Ses humains sont les lunes de ses nuits, à tourner autour de la jeune femme, tous à un rythme différent.

La nuit vient relever le jour de ses fonctions pour prendre le quart de travail suivant. Luna se retrouve attirée par le feu commun où se regroupent les âmes insomniaques. Des bribes de conversations perdues se mélangent à l'écho sourd des rires contre le sable. Elle se perche sur une caisse de bois pour se perdre dans la brûlure des flammes. Ça danse sur sa peau comme des papillons ambrés. Les braisent attirent ses prunelles, se tordant pour donner naissance aux scènes de son adolescence.

Maman est au ciel, avait dit papa, un soir d'hiver. Il avait dit ça sans avoir remarqué le livre de l'espace qui reposait sur la table de nuit de sa fille, les pages aux coins pliés, raccourci vers les étoiles et les constellations. Luna savait bien que derrière les nuages, c'était l'infini sombre, pas le beau portrait paradisiaque des cieux où les anges paressent sur des îles-cumulus. Elle a cru que maman était dans ce vide, perdue dans le noir, à tendre la main vers les étoiles-luciole comme elle, la gamine qui levait ses paumes vers le plafond affublé d'autocollants fluorescents de formes stellaires.

Quelques mois de solitude dans la maison aux chambres froides, puis papa est revenu avec une femme à son bras, la sienne, sa seconde. Elle était maman, mais pas la sienne. Luna aurait adopté n'importe quelle âme qui aurait promis de rester. La maison avait retrouvé son ronronnement quotidien, plus de ce satané silence qui empêchait de fermer les yeux.

Les paupières qui papillonnent pour chasser la fumée poussée par la brise, Luna tricote ses souvenirs au présent, plus troublée par cette nouvelle solitude qu'elle n'ose se l'admettre. Elle n'est plus seule sur la caisse de bois, une jeune femme lui tient maintenant compagnie. Croisées plusieurs fois au détour du soleil, elle est fille de militaire en cavale, à peine un an de plus que Luna sous ses semelles. Ses yeux comme des trous noirs, elle gobe la nostalgie de l'adolescente lunaire. Les expatriés qui vivent au camp l'appellent Harue. Luna trouve ça beau, troublant.

  • Tiens, c'est la première fois que je te vois après le coucher du soleil, lance Harue.

Luna est habituellement recroquevillée contre Artémis à cette heure. Son coeur se serre, mais elle pose un sourire invitant sur ses lèvres. Ça lui fait quelque chose, qu'elle ait remarqué.

  • On est si bien autour du feu, j'ai pas pu résister.
  • T'as bien fait, j'en ai marre de tous ces vieux. On a la paix ici, mais ça manque un peu de divertissement.

Luna hausse un sourcil, se demandant ce qu'elles pourraient bien faire pour passer le temps. Harue semble effervescente, comme un fleuve sombre sous les remous des rapides. Ses longs cheveux noirs sont tressés lâchement, quelques mèches brillantes collent à ses tempes.

Autour d'elles, rigolent le père de Harue et le motard qui jure plus qu'il ne respire. L'ancien aux croyances spatiales marmonne dans son coin alors qu'il bricole une structure métallique composée d'antennes radio.

  • Quel genre de divertissement ? finit par demander Luna.
  • Oh, tu sais, les conneries habituelles.
  • Non, je sais pas.
  • Je peux te montrer, si tu veux.

Luna voudrait empêcher son coeur de battre si fort, de s'affoler contre sa chair. Les adultes sont empêtrés dans leur quotidien, n'ayant plus d'yeux pour les merveilles ensablées. Un sourire partagé s'anime en mots chuchotés qui portent leurs pieds vers l'ouverture d'une tente. La petite habitation est faite de toile imperméable aux motifs de camouflage du désert. Les grandes armatures de métal qui tiennent tout ça en place confirment l'origine militaire de tout ce matériel. À l'intérieur, Luna peut rapidement deviner ce qui appartient à Harue et ce qui appartient à son père. Tout au fond, une montagne de coussins en courtepointe invite à s'y laisser tomber. C'est ça ou l'unique tabouret de bois qui a vu de meilleurs jours.

Harue s'installe au beau milieu du mont de douceur pour s'agenouiller devant un coffre qui s'ouvre sous ses doigts. À l'intérieur, toutes les possessions d'une vie sont alignées, les trésors recouverts de tissus soyeux, les mêmes motifs que ceux arborés par les coussins. Luna voudrait s'y plonger, mais elle se contente d'admirer.

  • Alors, tu veux voyager comment ? Par liquide, par fumée, par cachet ... ? propose Harue.
  • T'as quelque chose qui donne l'impression d'être un nuage ?
  • Hum, essaie ça.

Harue dépose un petit cachet rond et rose dans la paume de Luna, en posant un second sous sa langue. De questions en réponses, les deux jeunes femmes apprennent à se connaître, troc de secrets, intime monnaie d'échange. Luna ne sais pas le moment exact où les couleurs sont devenues plus vives. Ses sens tanguent, mal de mer bienheureux.

  • Il se passe quoi entre toi et Artémis, on l'a vu partir à l'aube.
  • Je sais pas. Il reviendra, mais peut-être pas pour rester.
  • Et tu partiras avec lui ?

Luna hausse les épaules, alors que leur dernière conversation se glisse à sa mémoire. Fais ce que tu veux, qu'il a dit.

  • Je veux plus parler de ça.
  • Tu veux parler de quoi ?
  • De tes yeux noirs qui brillent comme du goudron, déclare Luna. Tu crois que si j'y plonge, je vais rester coincée, me débattre puis me noyer ?

Harue rigole tendrement, suspendue dans le moment.

  • Viens-voir de plus près. T'as qu'à vérifier pour en être certaine.

Les doigts de Harue glissent contre sa nuque alors que ceux de Luna tracent la courbe d'une épaule.

  • Je peux t'embrasser ? demande Luna.
  • T'as déjà embrassé une fille ?
  • Oui, j'ai déjà embrassé des filles, des garçons et des extra-terrestres.

Un rire sonore s'échappe des lèvres d'Harue alors qu'elle se demande à quelle catégorie elle appartient. Un autre détail la tracasse et son expérience lui a appris que la voix de l'honnêteté est toujours la meilleure, même si ça n'est pas la plus douce.

  • Ça l'embêteras pas, que t'embrasses d'autres gens ? demande Harue, jouant autour du prénom de l'intéressé.
  • Si, mais je vais lui dire. On se dit tout. Il va grogner un moment et oublier. Je veux pas rester dans une boîte et attendre ma vie. Je veux voir ce que personne d'autre n'a jamais vu, je veux ressentir tout et jamais me laisser attacher par les gens, raconte Luna.

C'est probablement le cachet qui parle à travers ses lèvres, mais ces choses-là existaient depuis toujours sous sa langue. L'adolescente qui veut tout sans rien donner, qui veut garder son coeur plutôt que de le malmener. Et Artémis, quoi qu'il en pense, il le malmène son petit coeur. Il le perce de sa jalousie, il le mord de sa possessivité, il l'égorge de ses attentes. Luna ne sait pas à quel moment de ses mots, elle a fait glisser sa main jusqu'à la joue d'Harue. La proximité est enivrante. Ça n'est plus Artémis qu'elle a sous la peau. Luna, elle vit dans le moment, et celui-ci, il appartient à une nouvelle étoile qui gravite autour de sa lune. Le temps coule par grains de sable, alors que l'aube est encore loin.

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