Découverte
La côte est raide pour atteindre la place du village. Le vent fouette les bâtisses en pierre de la grand-rue. Calfeutrés derrière les volets clos, les murs épais, sous les toits de lauze bleue, seule la fumée des poêles trahit la présence des habitants. Le souffle de l’adolescente s’évapore en volutes. Après un dernier effort, elle débouche sur une place modeste, traversée par la nationale. La fontaine surplombée par une Bête du Gévaudan métallisée accentue, encore, l’austérité du bourg. Un bar miteux éclaire la rue en ce début de soirée. Un trou paumé, un village désert. Elle trouve facilement l’embranchement qui mène au gîte. Poussée par le froid cinglant, elle entame une seconde montée, accélérant l’allure. La ruelle se transforme peu à peu en sentier, cheminant vers un bosquet isolé en plein milieu des prés, désormais blanchis par cette neige inattendue.
Du haut de la colline, elle se retourne pour observer la vallée : sur le versant du village, la forêt de conifères de la Margeride se mélange aux feuillus en contrebas, et de l’autre côté, au loin, le plateau de l’Aubrac dessine ses courbes harmonieuses à l’horizon sur un ciel chargé. Cette nature vierge quasi indomptée l’inspire. Profondément. Ses cheveux noirs et bleus se mêlent au caprice des rafales argentées. Elle poursuit son chemin sur la piste caillouteuse craignant que la pénombre ne l'enserre. Enfin le gîte apparaît. Comme dans les cartes postales. Ada détaille la vieille maison de granit, l’encadrement massif de l’imposante porte boisée et sa gouttière enchevêtrée de lierre. La fenêtre du rez de chaussée, volet ouvert, est allumée et l'on perçoit du mouvement. Un gros chat blanc monte la garde, abrité derrière le muret du jardin, il l'accueille d'un miaulement rauque.
La jeune femme hésite un instant. A-t-elle bien fait d'opter pour cette solution ? L'heure des remords s'avère de toute façon passée. Avant de franchir le seuil, un texto à sa sœur : « Train bloqué chez les bouseux, j'arriverai demain midi. Laisse-moi des lasagnes. Bisou. » Elle ajuste son manteau, s’ébouriffe et pousse un bref soupir.
Elle toque. Des pas sur le plancher, des rires.
Dans l’entrebâillement, une femme ridée montre son nez :
― Oui ?
― Bonjour. Mon train est bloqué, Henri m’a envoyée ici, je voudrais une chambre pour la nuit.
― Rentrez vite.
La lourde porte se referme, le verrou est bouclé.
La patronne passe derrière un comptoir à l'entrée et chope une grosse clé en métal avec le numéro trois.
― Vous avez de la chance, c'est la plus belle !
Son sourire bienveillant laisse l'adolescente de marbre. Elle doit balancer ça à tout le monde. Dans la salle principale, une meute de randonneurs s'esclaffe autour des bières.
― Vous préférez peut-être le dortoir ?
― Non non, ça ira.
― Très bien, très bien. Le repas est à dix neuf heures. Installez-vous pendant ce temps. La chambre est en haut de l'escalier, deuxième porte à droite.
Ada grimpe les marches usées et atteint un sombre couloir au minuteur hors d'âge. La plaque du numéro trois, agrémentée d’une enluminure florale, annonce la couleur. La main sur la poignée, elle retient son souffle. Elle pousse et découvre l'étendue des dégâts. Fou rire intérieur. Le papier peint à fleurs roses, la commode massive, le lit en fer, l'édredon mauve. Tout y est.
Elle pose son sac sur une chaise en cordes, et s'approche de la fenêtre à petit carreaux. Derrière la bâtisse, un troupeau de vaches est agglutiné au milieu d’un champ cerclé de pierres et d’arbres, la suite du sentier se devine à l’orée d’une pinède.
La petite salle de bain, vétuste, lui permet de prendre une douche chaude pour se relaxer, décompresser de ces imprévus. Elle se prélasse ensuite dans le silence de la chambre, allongée sur le lit moelleux, à demi nue, enfin seule.
Sa sieste est écourtée par des bruits de couverts en bas, où l’on s'attable. Elle enfile son pull et descend à contre-cœur le vieil escalier. La faim la tiraille, mais le repas de groupe lui couperait presque l'appétit. On l'oriente sur un bout de banc, dans un coin, pour combler un trou. Se taire et manger, parfait. Le repas est simple mais bon, et surtout copieux. L’aligot, une spécialité locale l’ayant calée, elle prête l'oreille aux discussions de ses voisins de tablée :
― Vous vous êtes arrêtés au Sauvage vous aussi ? Ce bâtiment est magnifique.
― Oui, l’édifice moyenâgeux est monumental ! à couper le souffle...
― Vous allez jusqu'où ?
― Nasbinals. On n’est là que pour quelques jours, comme chaque année, mais ce n'est jamais assez. Une fois sur le Chemin, on voudrait aller jusqu'au bout, tant on est transcendé par l'expérience. Et vous ?
― Pour moi : El Camino, jusqu'à Compostelle ! Enfin, on verra si j'y arrive... mon corps me le dira.
Tous des touristes, ou des paumés. Comment peux-t-on désirer marcher si longtemps ? C'est la religion ou la folie ? Une échappatoire à leur vie de merde sûrement... Elle surprend des bribes : burn-out, besoin de calme, ressourcement, prendre du recul, trouver sa place dans le monde. Une bande d'illuminés, oui. Son regard se cramponne aux tableaux photos accrochés au mur. Des paysages sublimes, en toutes saisons. Des étendues sauvages, parsemées de burons, de drailles. Des vaches Aubrac à la robe fauve et aux yeux maquillés. Un chemin jaune qui serpente au bout de nulle part. Elle rêverait de s'isoler seule dans ce territoire désertique, pour avoir la paix.
La tartelette aux pommes ingurgitée, elle remonte dans sa chambre sans demander son reste. Là, la poisse, la connexion au réseau, faiblarde, lui interdit ses jeux en ligne favoris.
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