Embranchement

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Le train en provenance de Béziers s’arrête comme tous les samedis à 10h39 dans le village lozérien. La locomotive grise freine sur les rails humides, la pluie dégouline le long des parois. Le chef de gare s’affaire dans sa station inanimée. À son coup de sifflet, le serpentin s’enfuit dans la forêt de résineux vers d’autres contrées plus hospitalières.

Les gouttes ruissellent sur le visage d’Ada. L’adolescente, plantée sur le quai a hésité jusqu’au dernier moment, son instinct lui a dicté ce nouvel arrêt.

Elle frissonne sous la pluie fine, puis d’un pas lent mais décidé, avance dans les rues abandonnées et remonte vers la colline.

Derrière le carreau de la fenêtre en bois, Thérèse l’observe s’avancer sur le chemin d’accès, tel un chien errant mouillé jusqu’aux os. La porte s’ouvre sous son nez. La vieille dame lui tend la clef numéro 3 sans un mot, mais l’accompagne d’un regard doux alors qu’elle grimpe les marches du grand escalier.

Ada plonge sous l’édredon mauve, à bout. Ses yeux vitreux sondent les replis de l’oreiller.

Ses paupières lourdes se referment enfin, sous le poids de son chagrin.

L’adolescente reste enfermée ainsi jusqu’au lendemain à observer le pluie tambouriner à la fenêtre, lui bouchant l’horizon. Ni la douche chaude, ni le bruit des voyageurs ne parviennent à la sortir de sa léthargie.

Thérèse toque à sa porte le lendemain à 18h, pleine d’entrain:

― Votre hibernation est terminée jeune fille. Vu que vous n’êtes ni pèlerin, ni infirme, vous pouvez m’aider ce soir. Un groupe d’Allemands arrive et j’ai besoin de bras.

Ada n’apprécie pas le ton autoritaire de la propriétaire mais comme elle s’ennuie à l’étroit dans sa chambre de recluse, elle finit par accepter.

La tambouille du jour cuit dans la marmite géante, le petit salé aux lentilles embaume tout le rez de chaussée. Dans la cuisine minuscule, Thérèse se démène avec toutes les gamelles, sans oublier d’ajouter ses bouquets de persil et d’estragon. Absorbée par sa tâche, gigotant dans son tablier, Ada repense au dessin animé « Ratatouille » et retrouve un brin de sourire. La vieille lui tend les plats qu’elle s’empresse de déposer sur les grandes tablées, la tête baissée, face à ces étrangers affamés.

L’un d’eux, le plus âgé du groupe, l’apostrophe pour obtenir les pichets de vin. Il baragouine quelques mots en montrant du doigt sa mèche bleue, avec un sourire éclatant, sans aucune once d’agressivité ni de moquerie. Ada lorgne ses pieds puis remplit les brocs à la fontaine à vin. De retour vers la cuisine, Thérèse lui lance une pique :

― Les corbeilles à pain sont servies ?

Ada repart chercher les fameuses corbeilles près du comptoir, ainsi que sel, poivre et moutarde. Elle vole un croûton au passage car son ventre crie famine. Le couverts cliquent dans la salle commune entrecoupés d’éclats de rires tonitruants.

Alors qu’elle essuie les miettes de pain sur son visage, Thérèse la désarçonne à nouveau :

― Vous devriez changer de tenue, ce n’est vraiment pas l’esprit de la maison.

La jeune se penche sur son pull bleu électrique avec la mention « Fuck the world » et sourit intérieurement. Elle se tait.

― Et puis prévenez vos parents aussi, je ne veux pas qu’on m’accuse de faire travailler une mineure.

Ada sort alors de sa réserve et retrouve son verbe familier :

― Je ne suis pas votre esclave, et je me fiche bien de vos conseils vestimentaires. Alors, si vous voulez finir le service toute seule, je n’y vois aucun inconvénient.

Sur ce, les deux femmes poursuivent le reste de la soirée dans un silence empli de rancunes. Lorsque les randonneurs repus, rejoignent enfin leur chambre, Ada se retrouve avec un sandwich au cantal, assise sur la roche en granit devant la maison. La pluie a cessé, et le soleil se couche sur les plateaux de l’Aubrac, entrelacé par des lambeaux de nuages. Le chat vient se frotter à la jeune fille, réclamant caresses et fromage. Elle savoure l’instant, épuisée mais apaisée.

Elle sort son portable :

― Papa ? c’est moi.

― Salut ma fille, comment vas-tu ?

― J’ai décidé de passer quelque temps au vert, je n’en peux plus du pensionnat.

― C’est quoi ces histoires encore ! Tu es où ? Avec qui ?

Le père habitué à ses frasques, à ses fugues et aux appels nocturnes du commissariat, fulmine.

― Aumont-Aubrac, en Lozère, dans un gîte pour randonneurs. Je ne retournerai pas à Paris. J’arrête.

― Hors de question que tu stoppes tes études avant le bac ! Tu gâches ton talent là, reviens à la maison. Puis tu m’agaces avec tes caprices d’enfants, grandis un peu. Je ne financerai pas ta fugue. Tu m’exaspères.

Ada appuie sur « raccrocher » et soupire.

Elle se relève, laisse le reste du fromage au chat, déjà bien dodu.

En passant devant le comptoir, la salle est vide. Elle ouvre le tiroir et chaparde quelques billets de vingt euros. Si son père ne paye pas, elle se débrouillera toute seule. Elle remonte l’escalier en courant et ferme sa chambre à double tour.

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