Tentatives

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Fin mai, plutôt que de réviser pour le baccalauréat, Ada observe le comportement des pèlerins. Assise sur le perron, armée de son calepin à spirales, elle peaufine ses statistiques. Trois grandes catégories se dessinent :

- Les sportifs : le corps sculpté, le sac à dos léger, seule la performance les anime. La randonnée ne représente qu’un moyen supplémentaire de faire briller leurs égos. Ils avalent les double-étapes, démarrent aux aurores et arrivent avant tout le monde. Ils jouissent d’un instant de gloire à déblatérer sur leurs exploits au repas du soir. Mais une fois sous l’édredon, ils se sentent foutrement seuls.

- Les touristes : leur sac à dos plein à craquer abîment leurs corps déjà fatigués. La plupart sous-estime la difficulté du Chemin. Peu de dénivelés à ce stade du parcours, mais les kilomètres doivent s’enchaîner quotidiennement pour atteindre le prochain gîte. Inexorablement. Cette marche exacerbe leur souffrance plutôt que de leur offrir la pause en pleine nature tant espérée. Les couples accordent leur allure ou au contraire s’éloignent un peu plus. Certains se plaignent, d’autres se cachent derrière un sourire trompeur ou un humour ironique. Chaque soir, après la douche, ils se demandent ce qu’ils font là et quand le calvaire va s’arrêter. Il leur faudra lâcher-prise et revenir à l’essentiel pour profiter enfin.

- Les « vrais » : solitaires, le sac à dos léger désormais, la marche de six jours depuis le départ du Puy En Velay leur a permis de se délester du poids du superflu, leur corps s’est adapté et ils sont déterminés à poursuivre cette échappée sans vraiment savoir pourquoi. Ils l’intriguent. Plusieurs sous-catégories se présentent à Ada : ceux qui ont perdu leurs repères à la suite d’un échec sentimental ou professionnel, ou simplement se trouvent non-adaptés au monde moderne, ceux qui se battent contre une dépendance (drogue, alcool …) et ceux qui survivent après un drame plus intense (décès, maladie), ceux-là font leur deuil en marchant ou cherchent la foi de continuer à vivre. Chaque matin un peu plus allégés de leur peine, ils marchent pour se reconstruire.

Ce qui surprend le plus la jeune fille c’est l’absence de jugement entre les pèlerins. Jamais au repas, elle n’entend parler de métiers, juste d’où ils viennent, où ils vont et comment s’est passée la journée, suivant la météo du jour. De tous âges, de toutes nationalités, de toutes catégories socio-professionnelles, de tous niveaux de richesses. Des hommes et des femmes qui marchent. Comme des enfants. Sans passé ni avenir, comme extraits de leur propre vie. Ramenés au simple principe d’être un corps parmi d’autres qui avance de point en point. Ce principe la fascine. C’est sans aucun doute la raison de sa présence ici. Pour la première fois de sa vie, elle s’y est sentie acceptée, malgré son physique, malgré sa souffrance psychologique, malgré son caractère. Elle s’est sentie humaine, parmi d’autres humains. Simplement. Basiquement. Sans faux-semblants.

Le Chemin aurait-il le don de mettre à nu ?

Elle décide d’appliquer sa théorie face à « Jo », cinquantenaire grisonnant, sac à dos léger et lever aux aurores :

  • Belle journée ! Dit-elle avec un sourire rayonnant.
  • Oui. Un petit déjeuner de champion après une bonne nuit de sommeil, la journée commence bien en effet.

Elle remarque l’alliance à son doigt. Pourtant il voyage seul.

  • En plus, à cette heure, vous allez marcher seul et peut-être croiser des animaux.
  • En effet, ou une belle princesse égarée sur le trajet.

Bingo. Un divorcé en manque d’amour !

  • Chaque nouveau croisement cache une belle surprise si on est prêt à la voir et à l’accepter.

Il s’arrête brusquement de mâcher sa tartine, la regarde dans les yeux, ceux-ci deviennent vitreux puis une étincelle s’allume et brille de plus en plus fort.

  • Merci pour ce précieux conseil jeune fille.
  • De rien, dit-elle en filant dans l’arrière cuisine, les joues rosies par ce premier succès.

Excitée par cette première réussite, Ada est aux anges. Elle décide de continuer sur sa lancée. Un jeune allemand, à la barbe bouclée, descend l’escalier d’un pas lourdaud et mal réveillé. Un problème de drogue ?

Elle lui montre sa place sur la grande table en chêne et entame son interrogatoire.

Thérèse à son poste au comptoir dans l’entrée adjacente, se demande ce qu’ Ada, d’habitude silencieuse trame avec toutes ces questions. Lorsque le jeune se lève énervé et passe devant la vieille dame pour régler sa note, il est furieux :

  • C’est quoi ici, un centre pour désintox ? On m’a pris pour un alcoolique à 8h du matin. Votre serveuse a vraiment un grain, sérieusement.

Il claque la porte bruyamment en sortant.

Thérèse, médusée, file dans la cuisine apostropher l’adolescente. Celle-ci appuyée sur le billot regarde ses pieds, le visage fermé.

  • Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu veux faire partir tous les clients ou quoi ?
  • Je voulais juste l’aider. Il sentait l’alcool.
  • Arrête de mettre les gens dans des cases ! On est tous complexes avec nos failles et nos faiblesses et certaines personnes ne veulent pas être aidées, juste écoutées et acceptées. Appuyer là où ça fait mal n’est pas toujours la solution.
  • Hmm. Grogne Ada, soucieuse, mais ne comprenant toujours pas où elle a fauté.

Un ange passe.

  • Pour te rassurer, je pense qu’effectivement ce jeune homme se débat avec ses problèmes d’alcool. Il a piqué mon Whisky hier soir. Il lui faudra du temps c’est tout.

Le visage d’Ada s’éclaire soudain. Sur le fond elle avait raison, ne restait plus qu’à mettre les formes. Son avenir de psychologue s’ouvrait à nouveau devant elle.

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