Ancrage
- Aïe, saleté de plante ! crie Ada
Elle examine sa main qui commence à la chatouiller, la brûler puis les cloques blanches surviennent. Elle la secoue fortement pour tenter d’évacuer les picotements.
- Je t’ai prévenue, il faut être patiente et les attraper avec douceur par en dessous. L’ortie est une plante merveilleuse, la meilleure de toutes, mais elle ne se laisse pas arracher facilement. C’est le prix du succès, taquine Thérèse avec son air malicieux.
- J’arrête moi, je ne suis pas maso.
- La persévérance est d’or pourtant petite. Regarde bien. Le secret c’est de ne surtout pas toucher la tige et de toujours la caresser dans le sens du poil.
La vieille dame accroupie passe plusieurs fois ses doigts sur le dessous des feuilles tendres et referme la paume d’un geste doux et ferme, pour les déverser avec délicatesse dans le panier. Elle réitère l’opération sous les yeux subjugués de l’adolescente.
Soudain, Thérèse arrête son geste, lâche son cabas, se relève et ferme les yeux. Ses jambes flageolent.
- Ca va ?
- Oui oui ce n’est rien qu’un petit malaise, rien de grave.
Ada l’a déjà vu faire, ce n’est pas la première fois. Elle attrape son bras et récupère le panier à moitié-renversé.
- Il faut vous ménager, vous n’êtes plus toute jeune.
Thérèse ne répond pas.
- Ah tu entends, il y a un pouillot véloce qui chante, lance-t-elle pour changer de sujet.
- J’entends : "tuit tuit tuit tuit", comme tous les oiseaux.
- Écoute bien, on l’appelle aussi « compte-écus » car c’est comme un bruit de pièces qui tombent.
- Ah comme dans les machines à sous, oui ! plaisante Ada.
- Et là, le refrain entêtant comme si on sciait une branche, c’est celui de la mésange charbonnière. Elle zinzinule, on dit.
Les deux femmes sourient de cette complicité. Thérèse est un véritable puits de savoir, elle connaît le nom de chaque plante, chaque arbre, chaque oiseau, chaque rongeur. Elle arrive même à reconnaître le passage d’une loutre par ses crottes sur la rive du ruisseau. A ses côtés, le moindre mètre carré de sous-bois révèle milles aventures surprenantes.
Elles se dirigent vers le gîte pour préparer la soupe d’orties du soir.
Sur le perron, Lucas les attend :
- Alors la cueillette a été bonne ?
- Excellente, répond Thérèse avec les yeux pétillants. On ne te voit plus trop en ce moment ?
- Je suis pas mal occupé à la ferme et je vois que tu n’as plus besoin d’aide, tu as trouvé quelqu’un pour me remplacer. J’ai ramené les livres de révision dont m’a parlé Odile. Tiens, dit-il tendant le paquet de livres à Ada, aux joues rougissantes.
Elle le remercie timidement.
- Si ça ne te dérange pas de t’occuper du bois, tu me rendrais un fier service. Les soirs sont encore frais.
- Pas de problème, tante Thérèse, je ferai ça.
- Va farfouiller dans l’appentis, tu y trouveras carottes, poireaux et les premières fraises du jardin !
Le jeune homme déploie un sourire ravageur auquel Ada succombe instantanément.
Tout l’après-midi, dans le pré derrière la maison, Thérèse s’acharne avec l’escabeau à cueillir les cerises avant les merles et Ada révise, elle, sur un drap, couchée dans l’herbe fraîche. Le soleil est de la partie pour rendre ces instants plus savoureux encore.
Le seau rempli, la vieille femme déclare la fin de la pause. L’adolescente découvre alors la recette du clafoutis. Et lorsque les premiers randonneurs déposent leur sac à dos dans l’entrée, des bouquets de fleurs sauvages ornent toutes les chambrées. Bières et rires affluent déclarant un début de soirée tout en joie et en humour.
En admirant le coucher de soleil ce soir-là, l’adolescente ressent la paix de cette parenthèse comme un pansement sur ses tristesses passées. Ce lieu sera son ancrage.
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