Rebond
Ainsi coupée du monde de longs jours, où elle refuse tout à tour l’entrée à Lucas et aux randonneurs de passage, Ada se réchauffe devant la cheminée, son regard vague absorbé par les flammèches imprévisibles de l’âtre. La pluie tambourine à la fenêtre du rez de chaussée. Le vent siffle dans l’embrasure de la porte d’entrée. Oscar blotti, apathique sur le fauteuil, semble lui aussi nager en eaux troubles.
On frappe à la porte. Ada ne bouge pas. On refrappe. La pluie s’intensifie au dehors. Le cri d’une femme :
- Ohé ! Ohé ! Je vois de la lumière ! Ouvrez-moi s’il vous plaît ! Thérèse ?
Un chien aboie.
Ada repense à Thérèse. Jamais elle n’aurait réagi comme elle à l’instant. Mue par une volonté qu’elle croyait disparue, la jeune fille se lève, comme un automate, et entrouvre la porte en bois.
- Ah enfin ! Bonjour, j’ai fait le tour des gîtes du coin et ils sont tous complets. Je vous demande l’abri pour la nuit, vu l’orage qui s’annonce.
- Désolée mais je suis toute seule, la propriétaire n’est plus là.
- C’est vrai que je ne m’attendais pas du tout à tomber sur quelqu’un de mon âge, vu qu’un gars craquant au village m’a conseillé de monter ici, au gîte de Thérèse, où à ce qu’il paraît on ne refuse jamais personne.
Son sourire est éclatant. La jeune blondinette pleine d’entrain malgré le ciel couvert, semble animée d’une confiance et d’une paix infinie.
Ada les laisse finalement rentrer dans son antre, elle et son chien, trempés, lessivés.
La bouilloire siffle. Quelques victuailles simples sont apportées devant la cheminée.
- Je vous remercie sincèrement, je ne nous voyais pas passer la nuit dehors. On ne peut même pas admirer les étoiles par un temps pareil.
Elle poursuit malgré le silence d’Ada :
- Mais la vie est pleine de surprises non ? Et je suis contente de vous rencontrer. Je m’appelle Charlène. Et vous ?
- Ada.
- On peut se tutoyer non ?
- Oui, pas de problème. Désolée je ne suis pas dans mon assiette.
- Je reviens de Saint-Jacques, trajet retour et c’est fou ce que cela fait du bien de pouvoir parler, même à une inconnue.
- J’imagine.
- Du sale temps comme ce soir, j’en ai déjà vu, et à l’aller, je l’aurais affronté seule, coûte que coûte, comme une bête sauvage. Mais le Chemin m’a appris à rester humble face aux éléments et à lâcher prise sur ma croyance de toute puissance. Il faut persévérer oui, mais aussi savoir accepter de demander de l’aide. Pas vrai ?
- Hmm.
- Tu sais, le retour, c’est plus dur que je ne pensais, car on marche seule toute la journée. Il faut apprendre à s’ouvrir, faire confiance aux rencontres, et le plus drôle c’est que souvent ça paye ! La preuve : je suis là devant un feu de cheminée à bavarder au fin fond du trou du cul du monde !
Ada sourit timidement devant ces paroles pleines de sens. Cette rencontre lui fait du bien à elle aussi. Un baume au cœur.
Thérèse l’aurait adorée cette fille, elle aurait sûrement dit que quand les planètes sont alignées, il faut profiter de ces moments de grâce. Oui, Thérèse l’aurait adorée.
Ada comprend qu’elle doit se relever et continuer d’avancer, pour que les lendemains ne ressemblent plus au passé, pour tout simplement ne pas tomber, ne pas sombrer.
La chouette hulule et le vent se calme, enfin.
Seule cette nuit-là, dans une ambiance tamisée, elle lance les dés du jeu de Yam’s en se demandant quelle erreur elle a bien pu commettre... Elle aurait dû plus vite préparer les médicaments alternatifs de Thérèse, aller lui rendre visite plus souvent aussi. Enfreindre les règles et ramener la vieille dame ici. Elle a sans doute été égoïste, sans penser à ce que Thérèse pouvait endurer là-bas. Elle comprend qu’elle s’est accrochée à cette femme comme à une bouée sans réellement la considérer, elle, comme un être à part entière, faillible. Qu’elle aurait dû profiter encore plus de ces instants précieux de bonheur en sa compagnie, tout en ayant conscience que sur cette Terre, rien n’est immuable… Elle aurait pu, elle aurait dû… Mais cela ne change rien, cela ne change pas la tristesse, ne transforme pas la peine. Elle s’endort le visage enfoui dans la fourrure d’Oscar, en se disant que c’est la vie et qu’on ne peut rien y faire.
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