Décision
Ada regarde le stylo bleu attaché par une chaînette au guichet d’inscription. La jeune femme aux lunettes carrées qui l’accueille, lui tend les papiers, lui indique les cases à cocher, les démarches à effectuer et l’emplacement de la photocopieuse et du photomaton les plus proches pour justifier de son identité.
L’adolescente pivote dans le hall de l’U.F.R. de Psychologie de Clermont-Ferrand, à la recherche d’un endroit où s’asseoir. Elle trouve tabourets et table haute à côté de la machine à café. Un groupe de femmes s’approche, maquillées, ongles vernissés, chevelures lissées et looks tendances. Hyper féminines, elles échangent les derniers potins, papotent et plaisantent à l’unisson. L’une d’entre elle, à la queue de cheval serrée, détaille Ada des pieds à la tête, avec une moue de dégoût : baskets, jeans et sweat large, ne semble pas être le style qu’elle affectionne le plus. L’ancienne parisienne les ignore. Elle fixe la page et tente de déchiffrer son labyrinthe administratif. Elle ajuste une mèche revêche, derrière l’oreille, et commence à griffonner.
Le train INTERCITES 15941 arrive en gare d’Aumont-Aubrac à 16h10 comme prévu sur la grille d’horaires. L’adolescente retire ses écouteurs et en descend le cœur léger, puis se dirige chez elle. Arrivée en haut de la colline, une caresse au chat sur le muret, et un baiser au jeune homme qui l’attend. Le repas du soir est placé sous le signe « groupe de retraitées actives ». Les dames, toujours un brin sportives, jacassent gaiement sur leur belle étape du jour. Certaines ronchonnent, d’autres ne lésinent pas sur le rosé. Elle apprécient de la charcuterie jusqu’à la tarte aux prunes, réclamant même un petit digestif pour les plus aguerries. En fin de soirée, Ada fumant sur le perron, appelle Lucas.
- Écoute Lucas, on doit discuter.
- Oui poussin, je sais que tu veux continuer tes études, mais laisse moi profiter de ces derniers instants de répit, sans se prendre le chou. On se verra les week-ends.
- Non.
- Quoi non ?
- Je pars demain.
- Comment ça ? Tu vas où ?
- Je fais mon sac, et je pars sur le Chemin.
- Hein ?
- Oui, tu as bien compris.
- Mais pour quoi faire ? Tu n'es pas bien ici avec moi ?
- Il est grand temps que je prenne le temps, le recul, pour réfléchir, seule, sur mes choix. J’en ai marre de fuir ou de suivre le moule, je m’y perds. Rester là, c’est renier une partie de moi. Aller là-bas, c’est accepter le rail des autres. Je ne sais pas ce que je veux, mais ce que je sais, c’est qu’il faut que ça vienne du fond de moi. Pas de mon père, ni de toi.
- Et ben, notre histoire vient de démarrer et tu veux déjà partir sans nous laisser une chance.
- Tu as 19 ans et moi à peine 17, tu veux quoi, te marier ? Faire comme à l’époque de nos parents ? Divorcer plus tard ?
Le jeune homme accuse le coup. Il comprend qu’elle n’est pas folle amoureuse, et en même temps, ses propres sentiments l’effrayaient un peu.
Elle tente de s’adoucir, lui prend la main :
- Écoute Lucas, je trouve que la vie est super avec toi, mais je ne veux pas m’engager trop vite, comme ma sœur, ou le regretter comme ma mère. Je veux grandir avant de t’aimer pour la vie.
Il baisse la tête, impuissant devant cette décision unilatérale, qu’il sait irrévocable.
- Tu m’écriras quand même ?
- Bien sûr, et je reviendrai, avant Noël, promis. Je prévois environ trois mois pour l’aller-retour.
- Tu veux que je vienne avec toi ?
- Non, en plus tu as plein de travaux pour retaper le gîte pour la prochaine saison, tu vas être bien occupé.
- Ok. Je t’attendrai. Ta chambre sera prête pour Noël, à moins que tu ne préfères que je retape ton grenier ?
- Non, espace privé, interdit d’y entrer. Je le ferai moi-même à mon retour.
Elle l’étreint, et l’embrasse langoureusement. Un je t’aime, soupiré, s’échappe au creux de l’oreille du jeune homme. Une larme perle au coin de son oeil, qu’il essuie d’un revers de main.
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