Lame Divine
Il était un bretteur hors pair : agile, rapide, avec suffisamment de vices pour surprendre et pour prévoir les coups les plus tordus de celui qui lui faisait face. Il aimait les disputes, le conflit, le contact physique, le bruit de la chair frappée et des os brisés, la perfection mathématique de la parabole d’une dent éjectée par la force d’un uppercut, et le chaos en mouvement du nuage tourbillonnant de poussière que soulevait le corps inanimé de son adversaire vaincu, quand il s’écroulait lourdement sur le sol.
Lorsqu’il ne se battait pas, il fréquentait les tavernes pour chanter et raconter des aventures qu’il n’avait pas vécues et des exploits qu’il n’avait pas accomplis, pour boire une choppe de chaque breuvage proposé par la maison, pour séduire toutes les femmes et filles qui passaient à portée de ses mains baladeuses et qui, souvent, succombaient à ses charmes. Il choisissait ses partenaires d’un soir avec soin : elles devaient avoir un mari, un frère, un père... Il s’y entendait pour semer la discorde et en récolter les fruits. Et il y avait toujours des morts.
Lorsqu’il me trouva au plus profond du temple de Judra, alors que j’étais scellé dans l’obsidienne depuis presque deux mille ans, je sus immédiatement que c’était un imbécile.
J’aurais pu attendre mille ans de plus qu’un guerrier plus noble vienne à moi. Je ne suis plus à quelques siècles près, je suis presque aussi vieux que le ciel. J’ai connu bien des empires, bien des nations et un nombre incalculable de Porteurs. Le dernier, Judicael le Juste, a bien tenté de me tenir à l’écart de la surface du monde et de me retenir prisonnier dans ce tombeau de pierre. D’autres avant lui ont essayé de se débarrasser de moi ; toute une littérature, et même une secte millénaire, perpétue à travers les âges les rituels censés m’éloigner de ce plan de réalité et des royaumes humains pour l’éternité. Mais invariablement, leur curiosité, leur ambition, leur cupidité, un courant favorable — et une fois, un crabe géant — me ramenèrent à la surface et me permirent de régner de nouveau.
Car je suis le Dévoreur des Peuples, le Fléau des Nations, le Marcheur Noir. Les tambours me précèdent, les corbeaux suivent mes traces. Je suis l’Insatiable, le Faiseur de Veuves, le Père des Orphelins. Je suis le Toujours-Vainqueur. Je n’ai pas d’ennemi, je n’ai pas d’allié, je crie victoire sur tous les champs de bataille. Je suis les rugissements de rage lors de l’assaut, le fracas du métal sur les boucliers en première ligne et les râles d’agonie à la nuit tombée. Je suis le sang qui coule et qui nourrit la terre, la chair qui éclate et qui nourrit les corbeaux, les os qui blanchissent au soleil, oubliés de tous, et qui nourrissent les légendes.
Je suis le Dieu de la Guerre.
À travers le monde, on m’a nommé Soustra, Épine, Akwad, Merika, Pointe Maudite, Baalior, Sakir-Nakin, Double-Mort, Mokata, Gemeli, Lame Divine. Le Bâton de Mort, trois pieds de bois de dekeria, plus solide que l’acier, dont la sève ne s’épuise jamais et répare la moindre entaille pour rendre son écorce plus résistante encore. On m’admire pour le travail du tailleur qui a ciselé, à l’aide de diamants draconiques, les formes et figures qui parsèment mon manche. Et on me craint pour les lames qui, lorsque je le décide, me rallongent de part et d’autre de quatre pieds d’un acier si finement aiguisé qu’il fend l’air sans un souffle, découpant en deux la moindre particule de poussière.
Le Porteur de Lame Divine est invincible. Je lui donne force, vigueur, rapidité, endurance, férocité et courage. Je contemple tout le champ de bataille là où son adversaire n’aperçoit, avant de mourir, qu’un guerrier furieux au milieu d’une tornade de lames. Je laisse le Porteur choisir sa voie, son aventure, son combat, sa cause. Peu m’importe, tant qu’il mène sa troupe à la guerre et à la destruction. Parfois, il rencontre un rival plus féroce encore, ou plus charismatique. Je n’hésite pas à changer de Porteur. Je m’abreuve de leur sang aussi.
Invariablement, mon essence divine les rend plus forts, plus intelligents. Ils comprennent ce que je suis et luttent contre Moi. Mais je suis immortel, et la puissance que je leur concède n’est qu’une infime fraction de la mienne. Alors ils M’abandonnent, ils Me cachent, ils Me bannissent. Ils meurent. Et Je réapparais.
Les glorieux sommets enneigés montent tout autour de nous, couronnés de nuages rosis par le crépuscule. Le ciel est paisible, la forêt luxuriante et généreuse, et il n’y a aucune trace de vie humaine aussi loin que porte notre regard. Je déteste cet endroit.
Vous ai-je déjà dit que Drael était un imbécile ? Il n’a toujours pas saisi ma nature, mais je ne parviens plus à le contrôler ; son corps est perpétuellement saturé d’alcool et d’opiacés en tout genre. Son chien-loup me tient dans sa gueule et remue la queue bêtement ; il me jette au pied de son maître, dans l’espoir qu’il me relance au loin, une nouvelle fois. J’hésite à les raccourcir tous les deux jusqu’aux genoux. J’enrage.
Ici, dans les Montagnes Bleues, nous sommes à des centaines de lieues de la première cité, loin des batailles et des conflits. Drael est mon seul espoir de retourner au cœur de la mêlée.
Ce misérable vieillard brûle sa cahute et masque toutes les traces de son existence. Il va se recueillir sur la tombe de son chien, qui l’a abandonné depuis des années déjà. La force que je lui ai accordée a repoussé l’heure de sa mort, toutefois même le Dieu de la Guerre doit s’incliner devant la nature et Drael sent que la fin est proche. Il entre, titubant et rotant comme à son habitude, dans une caverne sans caractère, et me jette dans l’obscurité d’une profonde faille. À l’écart de toute civilisation, dans cette région sans aucun intérêt ni passage, j’en ai pour plusieurs générations à patienter. Ce n’est pas grave, j’ai connu pire.
Il est parti mourir loin d’ici, dans l’anonymat et la misère, pour que personne ne retrouve Drael le Magnifique et surtout, sa Lame Divine. Je dois admettre que c’était plutôt rusé ; il n’était finalement pas si idiot.
Mais ça ne marchera qu’un temps. Je le sais. Je reviens toujours.
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