La misère du monde sur les épaules
Luc aurait payé cher pour être ailleurs. Mais son père aurait systématiquement surenchéri. Et Luc se détestait de toujours céder aux sirènes de l'argent facile en échange d'une simple présence à table.
Son père invitait souvent ses clients, ses fournisseurs et ses collaborateurs à dîner dans ce qu'il appelait "un petit repas familial". En réalité, ça ne parlait que business et profits autour de plats fournis par un traiteur hors de prix. Sa mère, elle aussi, tentait de faire bonne figure, souriant poliment aux compliments et aux plaisanteries. Son numéro de femme distinguée et épanouie était bien rodé mais Luc savait que son esprit était ailleurs, quelque part entre la table de chevet de sa chambre et l'armoire de la salle de bain. Entre sa bouteille de vodka et ses cachets.
Son père tenait son auditoire en haleine avec le récit d'un de ses "coups" dont il aimait tant se vanter tel un vétéran d'une grande guerre. Une anecdote entendue des dizaines de fois mais que personne n'osait interrompre car ce n'était pas l'histoire qui avait de l'importance, mais celui qui la racontait.
— ... et à ce moment-là, le chinois, il me dit "nous pas négocier les prix, prendre ou laisser", imita-t-il dans une très mauvaise caricature d'un accent asiatique. Je le regarde droit dans ses petits yeux bridés et je lui réponds du tac au tac "apa kamu yakin?" – ça veut dire "t'es sûr ?" en indonésien – et là, le gars, je le vois transpirer et discuter dans son charabia chinetoque avec son collègue. On a eu 30% de rabais. En plus, c'était complètement pipo. Je n'étais même pas allé voir les indonésiens encore. Mais j'y suis allé la semaine suivante pour leur demander leur prix. Et j'ai eu une meilleure offre encore. Le business là-bas, c'est presque trop facile, comme un safari dans un zoo !
Luc n'en pouvait plus. Alors que la tablée se tapait encore les cuisses en riant des bons mots de son père, il jeta ses couverts dans son assiette.
— Et tu as l'air tellement fier de toi, père ! lança-t-il sarcastique.
Un silence pesant s'installa autour de la table. Son père repoussa son plat, s'adossa lentement à sa chaise en s'essuyant la bouche. Ses yeux s'étrécirent. Il sentait le vent de la rébellion chez son fils. Et cela piquait sa curiosité. Il reprit son sérieux :
— Oui, en effet. C'était une bonne affaire, et c'était aussi une bonne histoire. Faire de l'argent, c'est mon métier. Devrais-je en avoir honte ? D'ailleurs, nous travaillons tous pour gagner de l'argent, n'est-ce pas. Ah pardon, sauf toi.
Le coup porta. Mais Luc ne vacilla pas. Il avait imaginé cette discussion des centaines de fois.
— Faire de l'argent ? Je croyais que tu étais dans le textile, que tu faisais des vêtements, pas de l'argent, répliqua Luc.
— Des vêtements, des chaussures, des voitures, des jouets, de la bouffe ... Peu importe. Tu te méprends, mon fils. Je ne suis pas un artisan, je suis un commerçant.
— Un voleur et un escroc plutôt. Tu achètes ton stock une misère dans des pays qui crèvent la dalle. Tu te vantes des rabais que tu obtiens de tes fournisseurs, quelques malheureux centimes sur des fringues que tu vends ensuite 80€ en prétendant que c'est de la qualité supérieure.
— Voleur ? Escroc ? Comme tu y vas, Luc. J'achète ce qui se vend, et je vends ce qui s'achète. Je ne vole personne. Je ne force personne à faire affaire avec moi. Je ne mets pas un pistolet sur la tempe de mes clients ou de mes fournisseurs.
— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu crois vraiment que c'est le mec à qui tu serres la pogne qui te fait ces fringues. Lui aussi c'est un commerçant, comme tu dis. Tu lui achètes à un prix si ridicule qu'il doit payer ses employés un salaire encore plus ridicule pour gagner de quoi vivre.
— Probablement. Mais je pense que tu es mal placé pour parler de la misère. La misère du monde, tu la portes actuellement sur tes épaules. Regarde l'étiquette de ton polo. Ce que tu peux te permettre de considérer comme des sommes négligeables permettent de vivre là-bas, de gagner sa vie, d'être libre. Une place dans une usine, c'est une aubaine pour eux. Sinon c'est la rizière, l'armée et probablement encore pire pour les filles.
— Qu'est-ce qui t'empêche d'acheter ne serait-ce que quelques euros supplémentaires par pièce ? Tu penses que les gens ne sont pas prêts à payer quelques euros de plus pour être sûr que la personne qui a fabriqué ce qu'ils portent vit décemment ? Et tu te ferais une bonne publicité en plus.
— Très bien. Faisons ça alors. Mais tu fais quoi pour tous les autres, ceux qui travaillent dans les usines de voitures, de chaussures. Il n'y a pas de raison. Et ceux qui assemblent les appareils électroniques que tu aimes tant ? Et ceux qui vont dans les mines pour récupérer les matériaux pour fabriquer tous ces gadgets ? On paye tout le monde un peu plus ? Allons y gaiement. Les coûts de production exploserait et ton cher iPhone atteindrait le prix d'une petite voiture. Es-tu bien sûr que "les gens" soient prêts à ce genre de sacrifice ?
— Laisse les au moins décider !
— Mais ils ont le choix. Je suis sûr que le créneau des vêtements écolo-bobo-humanistes cousus main par des lépreux albinos est déjà occupé. Des chemises mal foutues en poil de yak pour quatre fois le prix d'une chemise d'usine. Formidable. Je vais te dire une chose : cela fait des années que tout le monde sait que l'occident fabrique dans des pays pauvres, employant des femmes et des enfants dans des conditions que NOUS trouvons indignes. La vérité, c'est que les consommateurs ferment les yeux car au final, ils choisissent toujours de payer moins cher. Ils lisent sur l'étiquette Bangladesh, VietNam, Turquie, Indonésie, font la moue, puis se regardent dans un miroir, se trouvent beau et achètent. Le commerce, c'est uniquement l'endroit où l'Offre rencontre la Demande. Rien de plus. Il n'y a pas de honte à avoir. Si nous sommes si nuisibles, les consommateurs n'ont qu'à cesser de consommer. Et les producteurs de produire. Mais autant demander à quelqu'un d'arrêter de respirer.
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