Un moment d'absence
Rien qu'un moment d'absence. Un tout petit moment d'absence.
Nous étions sur la route des vacances. Nous avions décidé de faire un voyage itinérant le long de l'Atlantique, de la Rochelle jusqu'à Bayonne, de maison d'hôte en maison d'hôte, jamais deux nuits au même endroit. Je détestais me poser dans un camping pendant deux semaines, le cul vissé sur sa chaise pliante, à déployer des trésors d'ingéniosité pour éviter les apéros et les partie de pétanque. Je n'étais pas très friand de la vie en communauté. Ma tribu, c'était ma famille. Et pour moi, de vraies vacances, c'était un voyage, des paysages variés et des rencontres différentes chaque jour. Et ma petite famille semblait partager mon point de vue, à mon grand plaisir.
Le coffre de la Scenic était plein à craquer malgré notre résolution de n'emporter que le strict nécessaire. J'aimais voyager léger ; un vœu pieu lorsqu'il fallait convaincre une mère et ses enfants. J'avais réussi à négocier un petit espace au centre du coffre, pour me permettre de voir à travers la lunette arrière dans mon rétroviseur intérieur. Pour le reste, tous les espaces de la voiture étaient occupés par un bagage, de la nourriture, un sac poubelle ou l'un des occupants de la voiture.
Les enfants, ma petite fille de six ans et mon petit garçon de trois ans, chantaient joyeusement alors que mon épouse distribuait quelques biscuits en guise de dessert. Il faisait beau et le soleil était haut dans le ciel en ce début d'après-midi. La route s'allongeait devant moi, longue, droite. Interminable. Je roulais en dessous des limites de vitesse car je subissais les assauts répétés du sommeil, cet appel envoutant de la sieste après un repas copieux sous la douce chaleur printanière.
Mais j'avais fourbi mes armes pour lutter. Un café, pour commencer. Puis des petites discussions légères avec mon épouse, une petite boucle d'information sur France Info, quelques grignotages — en dehors des repas, ceux qu'on interdit habituellement aux enfants mais qui, chez nous, sont permis pour déguster les succulents biscuits de maman — et l'observation contemplative de ce beau paysage qui défilait.
J'étais tellement heureux de montrer cette belle région aux enfants et à leur mère qui n'avait jamais vu l'Atlantique. Ma fille adorée, si belle et si intelligente, se drapait dans une attitude blasée qui laissait préjuger d'une future adolescence difficile, mais je savais, quand discrètement elle jetait un œil par la fenêtre, qu'elle ne perdait pas une miette du spectacle. Lorsqu'elle s'émerveillait en apercevant un vol d'oiseaux majestueux, ou quand on traversait un pont, découvrant l'eau qui scintillait entre deux rives aux couleurs chatoyantes, elle se penchait inconsciemment vers la fenêtre et formait silencieusement un rond parfait avec sa bouche. Et lorsque je lui disais "c'est beau, n'est-ce pas ?" en la cherchant du regard dans le rétroviseur, elle s'enfonçait d'un mouvement brusque au fond de son siège pour enfant en marmonnant un "mmmm" boudeur, surprise en flagrant délit de bonheur.
Mon fils, lui, s'extasiait d'un rien et tenait à nous faire partager systématiquement ses découvertes. Oh une vache ! Oh un gros arbre tordu ! Oh un panneau rouge tout cassé ! Vous avez vu ? Spectateur de mes difficultés à connecter sa sœur avec la nature qui l'entourait, il voulait me montrer à quel point il appréciait, à quel point il aimait ce que j'aimais, à quel point il me ressemblait. Et il me ressemblait tellement. Si ce n'était la couleur de ses cheveux, on aurait pu nous prendre pour des jumeaux, avec trente trois ans d'écart. Reconnaitre son enfant prenait tout son sens avec lui. Car je me reconnaissais en lui. Comme un miroir me renvoyant une image sans artifice, sans les oripeaux de l'adulte responsable et déçu de ce qu'il a découvert après les rêves de l'enfance. Je me voyais, curieux, imaginatif, avide de moments partagés et aimé de mes parents. A l'inverse de sa sœur, il aspirait la moindre goutte de bonheur à portée de main, en toute indécence.
Au loin, un panneau publicitaire présentant la salle de sport locale attira mon œil. Son logo figurait, plus ou moins, quatre cercles noirs disposés en étoile, aux quatre coins cardinaux. Un ponnuki, une forme réputée valoir trente points au jeu de go. Bien entendu, c'est un petit plus compliqué que ça et ces trente points pouvaient se réduire à peau de chagrin face à un joueur de meilleur niveau. Je n'étais encore que 10 kyu, un niveau de joueur correct mais fainéant ; c'est à partir de ce niveau que la maitrise des règles, des tactiques de base et la succession des parties ne suffisent plus à progresser. Il faut étudier le jeu, lire des livres, apprendre des échanges de coups par cœur. Bref, jouer avec sérieux, s'investir dans cette pratique comme dans un art martial, dans la dimension physique et spirituelle. Mais le temps me manquait : le travail, la maison, les enfants, et bien entendu, mes innombrables autres passions. Difficile de caser deux heures à genoux devant son goban, à évaluer des josekis. Sans compter qu'avec mon problème de circulation sanguine, je ne pouvais pas rester plus de cinq minutes dans cette position. Pour être exact, je pouvais mais il m'était alors impossible de me relever sans avoir de tels engourdissements que je ne pouvais plus poser le pied par terre. Il fallait peut être que j'en parle à un médecin, au cas où. J'en profiterai pour montrer ce petit problème de peau dans mon dos.
Voilà.
Ce fut à ce moment précis de ces réflexions désordonnées que l'accident a eu lieu.
A mon réveil, un médecin m'expliqua calmement ce qui s'était passé, avec des mots très simples. Notre voiture s'était déportée sur la voie de gauche. Puis, nous avions évité de justesse un véhicule venant face à nous en nous rabattant violemment sur la droite. Notre course avait fini contre le solide tronc d'un des innombrables pin parasol qui bordaient les routes de la région.
Je ne réagis pas tout de suite, encore dans le brouillard médicamenteux qui m'enveloppait et qui ralentissait tout. Mon corps et mon esprit. Le médecin ne manqua pas l'étincelle qui jaillit de mes yeux, et avant même que j'essaye d'articuler un mot, il me posa une main apaisante sur l'épaule pour m'empêcher de me redresser. Précaution inutile : je n'aurais pas pu, j'étais encore trop affaibli. Puis il me dit de sa voix chaleureuse et paternelle :
- Il y a des gens derrière cette porte qui ont hâte de vous voir.
Je le remerciai d'un regard humide, soulagé, et attendit avec impatience que la porte s'ouvre.
Ma petite fille apparut sur le seuil. Intimidée. Je devais être encore bardé de capteurs et la présence de l'équipe médicale, tous ces inconnus en blouse blanche qui s'affairaient autour de mon lit, ne devait pas la rassurer.
Elle n'avait pas l'air d'avoir été blessée. Je remerciai le ciel avec une ferveur que je ne me connaissais pas, l'inondant de prières muettes et de promesses vertueuses. Je n'arrivais pas à articuler un seul mot, alors je l'invitai à s'approcher du bout des doigts.
La moue boudeuse avait cédé la place à un petit air curieux et un sourire resplendissant éclairait maintenant son visage. Ma si jolie fille, si joyeuse, à l'intelligence si vive. Si un ange m'était apparu, il aurait eu moins d'éclat que la présence de ma fille bien aimée. Elle s'approcha de moi et prit ma main dans les siennes, des petites mains chaudes et douces. Toutes mes douleurs devinrent insignifiantes, je fus heureux, si heureux. J'essayai d'articuler son prénom. Toujours sans succès.
Je passai ma main dans ses longs cheveux, rencontrai ses éternels nœuds, preuve que sa mère avait encore perdu, ce matin, la bataille de la brosse. Je caressai le dos de sa main, admirant les reflets dorés de sa peau métissée. Je plongeai ensuite mon regard dans le sien, comme je l'avais fait tant de fois dans le rétroviseur, dans ses superbes yeux noisettes. N'étaient-ils pas verts ?
Je retirai brusquement ma main. Le temps s'allongea. La pièce s'obscurcit. Une infirmière tourna un bouton et cria quelque chose. Le médecin m'éblouit avec une petite lampe. Quelqu'un m'appelait, une voix à laquelle il fallait que je me raccroche.
Je me réveillai. De nouveau. La bouche toujours pâteuse. Après quelques auscultation, l'équipe médicale reprit ses activités à un rythme normal.
Ma fille était toujours là. Surprise. Inquiète. Je lui tapotai la main qu'elle avait posé sur mon cœur, pour la rassurer. Mais des larmes coulèrent sur mon visage, sans interruption. Un torrent de tristesse s'abattit sur moi. J'avais à peine la force de pleurer. Ma voix s'éclaircit peu à peu jusqu'à ce que je puisse sortir un cri. Je fus à ce moment-là, après un instant de bonheur si intense, l'homme le plus malheureux du monde.
Avec tout le courage qui me restait, je réussis à lui dire quelques mots.
- Va me chercher ta maman, tu veux bien ?
Impressionnée par ma voix rauque et enrouée, elle eut d'abord un mouvement de recul. Mais son sourire éclatant illumina la pièce de nouveau. Elle courut vers la porte et pressa sa mère de rentrer.
Mes larmes continuèrent de couler alors que je croisai le regard de cette belle et grande jeune femme, aux yeux verts si tristes. Sans quitter sa maman des yeux, parce que je n'osai parler à personne d'autre, je m'adressai de nouveau à la petite fille, ma petite-fille, dont j'ignorai jusqu'au prénom.
- Ton tonton est là aussi ?
Une larme roula sur la joue de la maman qui me faisait face et qui, il y avait encore quelques instants pour moi, n'osait pas montrer qu'elle était heureuse. Elle s'efforçait désormais de masquer qu'elle ne l'avait plus jamais été. Sa fille me répondit, avec des mots innocents mais si cruels :
- Tonton ? Mais je n'ai pas de tonton.
Un moment d'absence. Ce n'était pourtant qu'un petit moment d'absence.
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