Entre tuiles et bitume
Il pleut… Je suis confortablement assis entre un bidon d'huile et un pneu de caravane crevé. Je regarde la ville, floutée par l'eau, à travers l'interstice d'une fissure du mur de ma piaule ; ma cigarette consumée me brûle les lèvres. La radio joue du James Brown mais je ne distingue qu'à peine le son, grésillant, à cause de la pluie qui vient frapper lourdement sur le toit en fibrociment ; seule séparation entre le ciel et ma chambre… Connerie !
Ce putain de temps me renvoie aux soirée débilitantes, chez ma mère. Ma mère qui me racontait des histoires incohérentes, dévalant les phrases à grandes rasades de rouge étoilé ; et moi je l'écoutais en rêvant de devenir un ivrogne à mon tour. C'est une histoire de famille : il paraît que mon grand-père conduisait ses camion de livraison - il transportait des caisses d'alcool pour les bistrots du pays - en étant plus chargé que sa remorque.
Mais je m'en fous ! D'ailleurs je me fous de tout ! Des femmes, des vieux, des autres, des humains dans leur tentative d'amour ou de désamour, des chiens, des gosses… Et même des dragées à la menthe qui traîne encore sur le touret de câble qui me sert de table. La vie avance ses pions et j'aime me laisser guider dans la mélasse qui nous sert de monde. Je n'ai pas besoin – envie – de choisir moi-même une direction. Et puis après ? Après… je fouille mes poches de pantalon, elles sont trouées… De toute façon je n'ai jamais de fric.
La pluie a rendu l'âme ; s'installe alors, au dessus de la cité, des nuages noirs, gonflés d'une eau épaisse et lourde. L'instant semble vouloir figer sa niaiserie chouineuse !
Je me décide à sortir et arpenter une nouvelle fois les ruelles insalubres de cette ville débile… Toutes les villes sont débiles, toutes plus folles et plus sordides. Celle-là pourrira comme les autres au rythme des pollutions et de nos dégénérescences ; la mienne en tout cas !
Depuis que je n'ai plus de travail - je ne sais plus si j'en ai déjà eu un ? - mes journées sont toutes identiques : assis à même le sol, le dos appuyé sur le pneu de caravane, je scrute la vie des autres par la fissure du mur. Je passe ainsi de longues heures à fumer et à observer mon vide. Quand je n'ai plus rien à fumer, je sors et je vais voir Ahmed.
Ahmed, je ne sais pas trop d'où il sort ? Il deale un peu. De quoi survivre aux assedics, une fois jetés par ses fenêtres (qui sont ouvertes en grand sur les nuits de défonces et autres beuveries dansantes ou non). Pour moi c'est différent, il me fait crédit. Au moins, il fait semblant ; il sait que je ne pourrais jamais lui rembourser.
« - Salut Ahmed,
- Alors mec, toujours dans l'coltard ? Dis, tu me dois toujours du pez…
- Ouais, tu…
- Laisse béton… Tu veux quoi aujourd'hui ?
- J'sais pas… T'as pas…
- Une barrette ? Deux ?
- Une ?!… »
Ahmed se gratte le nez, s'allume une cigarette et reprend :
« - Écoute, je t'en donne la moitié. OK ? Je t'aime bien mais là… La crise, tout ça…
- Ça ira, ça ira. »
Il me tend la came, déjà emballé par moitié dans du papier d’aluminium. Par habitude, je défais l'emballage et je renifle le shit. Ça fait sourire Ahmed. C'est vrai pourtant, je lui fais confiance sur la qualité ; comme il dit : « Y'a pas mieux pour se faire sauter la cervelle, mieux qu'une grenade ! ».
Je laisse Ahmed à ses délires foireux. Je longe les immeubles blêmes et nauséabonds du quartier. Le temps a forgé des âmes vides et lugubres, délaissant les vieilles tours de béton, les affligeant des pires maux. Mon quartier est bien malade, nous en sommes à la fois les infirmiers et les mourants. Les infirmiers soignent à grands coups de couteaux, se débattant, perçant des passages de sang à travers la cavalerie flashball et les mourants… meurent !
…
Je suis à la terrasse de « Chez Lulu », je bois un demi… à crédit, comme d'habitude. Il fait froid dehors et l'humidité ambiante et persistante s'est attaquée aux tables en métal, en rouillant la surface déjà plombée par l'ancienne peinture blanche. J'écrase ma clope sur le rebord de la table et rentre me mettre à l'abri. Les fauteuils en skaï rouge sont accueillants dans toute leur poussière, bleutée par la fumée des cigarettes qui force le passage de l'extérieur vers l'intérieur maintenant interdit.
Lulu, c'est la patronne. Genre mama italienne. La choucroute roussie sur le crane, les seins qui rejoignent la source ombilicale dans un dernier effort pour exister. Lulu, c'est soixante-dix ans de lutte pour survivre, c'est cinquante ans d'ivresse refoulée, de coups portés aux cœurs des piliers de comptoirs amoureux, aujourd'hui disparus derrière leur cirrhose ou leur cancer de la gorge. Lulu c'est la reconnaissance du droit d'exister aux mal-nés !
Et puis il y a ce type. Affalé derrière le comptoir, avachit par quelques bières de trop. Les cheveux gras qui collent une mèche luisante sur son front perclus de tâches noires. Une chemise kaki, auréolée de sueur. Il tient - maintient plutôt - son verre de bière à hauteur d'épaule ; fait mine de prendre une gorgée, se rétracte, comme pris d'une idée saugrenue qu'il n'arriverait pas à exprimer. Il se dandine dangereusement sur son tabouret de bar, que son cul n'occupe que partiellement. Ce type semble engueuler la jeune serveuse qui tente de nettoyer l'une des tireuses à bière.
« - Merde ! Vous me faites tous chier avec vot' putain d'religion… Moi j'emmerde la mort… Pourquoi on décid'rait à not' place ?… Ouais, putain, pourquoi ?… Vivre… Survivre… Vieillir com' une guenille purulente… Et… Mourir… Ouais… Merde, je rêve... »
Le type prend une gorgée de sa bière, en renverse la moitié sur son futal et reprend sa diatribe sans queue ni tête :
« - J'idéalise, ouais… Je sais… J'idéalise… Je suis en train de rêver… De délirer, de rêver putain ! De rêver d'un monde… Ouais, d'un monde qui s'améliore… Putain ! Merde, laissez-moi rêver ! La peur de voir les hommes se tuer ? Quoi ? C'est pas grave puisque vous dites qu'on va tous au paradis… Ou baiser d'la vierge ! Et alors ? Alors quoi ?… »
Il s'affale un peu plus sur le comptoir en manquant de renverser son verre. Il accroche le bras de la jeune fille qui n'ose pas bouger et ajoute, après avoir engloutie une autre rasade de bière :
« - C'est pour ça qu'on doit souffrir ? C'est pour vivre… Après not' mort ? Merde alors ! Vous dites n'importe quoi, putain ! Ouais, n'importe quoi ! Et si moi, j'veux pas m'faire chier ? Si moi, j'veux pas de vot' souffrance ? Après ? Ben après, on verra bien ! On attend, là, connement, que ça passe. On espère que la mort va nous apporter un semblant… de vie… Je vous jure que j'ai envie de foutre toute cette putain de religion en l'air ! Dieu existe ? Je m'en fous ! C'est un con ! Ouais, putain ! »
Il s’arrête. La fille le fixe avec cet air creux et vide que peuvent prendre parfois les cadavres encore chauds… Elle doit valoir le coup au lit… Mais pendant que je suis envahi par des images pornographiques dans lesquelles je suis le héros, le gars s'extirpe de sa nonchalance alcoolique, paye ses bières puis sort non sans jeter un dernier regard croisé à la faible affluence désintéressée du bar. Il passe devant moi, manquant de trébucher sur ma table, me sourit en bavant puis disparaît.
« - Connard ! » Pensé-je.
« - Je mets ça sur ton compte, comme d'hab ? », c'était Lulu.
« - Merci Lulu, c'est chouette ! »
Je me lève et prends la direction de ma piaule. Ce soir, c'est sûr, avec ce que m'a refilé Ahmed, je vais pouvoir recevoir toutes les chaînes du monde sans satellite. Il me reste un pack de Kro dans le frigo ; c'est dégueulasse mais ça se boit et c'est pas cher.
J'arrive chez moi, je prend le shit et me roule un joint par terre, entre le pneu et le bidon d'huile… Puis je me lève, ouvre le frigo, en sors une bouteille de bière, la décapsule puis referme le frigo. Je m'étale à même le sol… J'allume le cône, tire une bouffée, attends… puis recrache. J'avale une grande gorgée de bière… Je repose ma tête trop lourde sur le parquet vermoulu… Je suis bien… Je n'ai que ça à foutre, moi, d'attendre la mort.
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