Dans le ventre de la louve
Flavia promenait le halo de lumière blafarde sur les parois du boyau qui s’enfonçait en pente douce sous terre. De temps à autre, le faisceau vacillait avec elle, quand son pied heurtait le sol inégal jonché d’éboulis.
Heureusement, les bras puissants de Marco l’empêchaient de trébucher tout à fait et assuraient la régularité de la progression, pourtant lente. Le plan que lui avait procuré l’un de ses hommes indiquait qu’ils leur restaient encore deux kilomètres à parcourir avant de rejoindre la sortie sous la Via Alsietina.
Pour l’instant, l’air était sec, mais de fines particules de poussière soulevées par ses pas traînants irritaient ses narines délicates. Plusieurs fois suffoquée, elle aurait voulu s’arrêter pour reprendre son souffle. Cependant, elle ne voulait pas ralentir leur fuite, car un mauvais pressentiment la travaillait, se renforçant au fur et à mesure de leur errance.
Une intersection se présenta à leurs yeux et Marco tourna à droite sans hésitation. Le tunnel s’étrécit, l’atmosphère se chargea en humidité, suintant des murs qui se défaisaient progressivement de leur parement de briques.
La fraicheur ambiante hérissait le fin duvet qui recouvrait la peau nue de la jeune fille, mais la douce chaleur émanant de la poitrine de l’homme compensait cette désagréable sensation.
Il y avait quelque chose d’infiniment rassurant chez lui qui endiguait l’oppression exercée par sa claustrophobie naturelle. Pourtant, sa froideur de tueur professionnel n’aurait pas dû lui procurer le réconfort qu’elle ressentait à son contact. Elle l’observait à la dérobée, son profil orgueilleux se découpait sur le tuf grisâtre, sa peau hâlée qui se dorait sous la faible leur de la torche du téléphone. Il ne cillait pas sous l’effort, impassible.
Afin de s’arracher à cette fascination, elle examina les fragments de plaques de stuc rivés aux parois du tunnel. Certains portaient des inscriptions qu’elle identifia sans difficulté comme des caractères latins annonçant la proximité des hypogées, les sépultures souterraines datant de l’antiquité.
Les sous-sols de Rome en étaient truffés, de ces catacombes interminables se déployant sur des centaines de kilomètres.
Au détour d’une galerie, les deux complices découvrirent des rangées de niches creusées les unes au-dessus des autres. Flavia réprima un frisson. Au fil de ses lectures, elle avait appris qu’elles étaient invariablement vides, pillées par des brigands sarrasins il y a des siècles, mais il lui semblait que les âmes des défunts hantaient toujours les lieux.
Incommodée par cette lugubre impression, elle se serra imperceptiblement contre son compagnon.
— Crois-moi, ce n’est pas des morts qu’il faut avoir peur ici, murmura-t-il, devinant l’appréhension qui gagnait la jeune fille.
— Qu’est-ce qui se cache donc ici ? répondit-elle, scrutant le visage impavide de l’homme.
— Des flics, des hommes du Boss… en tout cas des gens qui ne nous veulent pas du bien, rétorqua-t-il, laconique, en hâtant le pas.
— Tu n’aurais pas dû me traîner ici, je te ralentis. En haut, je ne risquais rien, marmonna-t-elle.
— Que tu crois. Ce soir, j’ai un peu amputé leurs effectifs. Ils doivent être comme fous. Il vaut mieux ne pas les rencontrer dans ces conditions.
Flavia haletait maintenant. Le souffle coupé, elle puisait dans ses dernières ressources. La cadence devenait de plus en plus difficile à tenir, avec sa cheville douloureuse et ses hauts talons.
Plus d’une fois, elle faillit glisser sur le sol moussu par endroits. Même en gardant les yeux rivés à terre, elle ne parvenait pas à éviter tous les obstacles qui entravaient sa marche.
Ses jambes flageolaient maintenant, et parfois ses genoux se heurtaient, la déstabilisant l’espace d’un instant. Mais elle se reprenait aussitôt, grimaçant pour ne pas gémir.
In petto, elle se demandait si elle réussirait à tenir encore longtemps, ses forces l’abandonnaient progressivement et elle avait de plus en plus de mal à poser le pied.
Heureusement pour elle, Marco marqua une pause pour vérifier qu’ils suivaient bien le bon chemin.
En effet, le passage qu’ils devaient emprunter à leur droite était muré, cela modifiait l’itinéraire.
La perplexité se lisait sur son visage. Plusieurs couloirs s’ouvraient le long du corridor qu’ils parcouraient et cela ajoutait encore à la confusion de leur situation. Lequel choisir ? Pourraient-ils seulement remonter à la surface ?
Alors que ces questions l’assaillaient, les yeux de la jeune fille se fixèrent sur le début d’ une épitaphe sur le mur.
« Que la terre te soit légère », traduisit-elle du grec ancien.
Elle se souvint qu’avant le IVe siècle, les inscriptions se faisaient en grec, ils approchaient de la vieille ville de Rome, et des plus anciennes catacombes, celles de Domitilla, donc de leur destination.
— Il faut suivre les inscriptions en grec, évoqua-t-elle à voix haute, elles nous mèneront dans la direction où nous voulons aller. Malheureusement, je n’ai pas de garantie qu’on pourra trouver une sortie…
Marco garda le silence un instant. Il la dévisageait, impassible, réfléchissant à cette suggestion.
— Oui, nous pouvons faire ça, je ne vois pas d’autre moyen de nous diriger, de toute manière, je suis un peu perdu là, à vrai dire. C’est un vrai dédale, ces souterrains.
Après avoir jeté un dernier coup d’œil au plan, il reprit la parole. Sa méfiance à l’égard de sa complice n’avait pas disparu.
— Je vais te laisser là un petit moment pour explorer quand même les passages transversaux. Ne bouge surtout pas, je reviens… Ha, il vaut mieux que tu restes dans le noir, je suis désolé.
Acquiesçant d’un hochement de tête, la jeune fille se blottit dans le renfoncement d’un loculus.
Se réfugier sur une couche mortuaire lui parut un funeste augure, mais n’avait-elle pas elle-même choisi d’en finir une fois que le sort du Boss aurait été réglé ?
Sa pulsion de mort était pourtant combattue par l’autre face de son être qui se raccrochait désespérément à la vie et à son amour insensé pour Marco. Non, il ne l’aimait pas, cela ne lui valait rien de penser à ça. Elle enfonça ses ongles de toutes ses forces dans ses paumes pour chasser cette idée parasite, à ce moment périlleux.
Alors que cette lutte intérieure occupait son esprit, la pierre à nu la glaçait jusqu’aux os à travers ses deux couches de vêtements. Cependant, elle ne bronchait pas pour autant, retenant son souffle pour s’effacer autant qu’elle le pouvait.
Il était hors de question qu’elle montre au mafioso une quelconque faiblesse, comme elle l’avait résolu par le passé.
La lueur de la lampe torche s’éloigna, mais on ne percevait aucun son, l’homme savait se faire furtif, malgré sa large carrure, comme elle l’avait déjà constaté.
Les minutes s’égrenèrent, longues comme des heures dans l’obscurité totale et épaisse qui l’ensevelissait. De temps en temps, une goutte s’écrasait au sol à sa gauche, s’écoulant d’une faille au plafond. L’odeur de salpêtre était devenue si prégnante qu’elle réprimait à grand-peine la toux qui lui montait de la poitrine, tandis que de légers tremblements l’agitaient. Recroquevillée, elle tentait d’empêcher sa chaleur corporelle de la quitter, se frottant les jambes et les épaules tour à tour.
Comme il ne revenait toujours pas, l’inquiétude la gagna. Lui était-il arrivé quelque chose ? Ou bien avait-il découvert une issue et l’explorait-il jusqu’au bout ? L’avait-il abandonnée ?
Des acouphènes bourdonnaient à ses tympans, son corps se révoltait contre le silence assourdissant qui régnait toujours. Mais vint bientôt s’y mêler un autre son, non, plusieurs autres sons qui s’amplifiaient, lui semblait-il. Un écho lointain tout d’abord, puis des claquements secs caractéristiques de chaussures de ville, crut-elle identifier.
Des pas rapides s’approchaient d’elle, elle en était maintenant certaine. Ce ne pouvait être Marco, dont la présence était indécelable.
Enfin, le bout du tunnel s’éclaira, alors qu’elle se faisait aussi petite que possible au fond de la cavité.
Les pas résonnaient de plus en plus fort, le son se répercutant de toute part. La lumière noyait maintenant tout le couloir face à elle.
— Il n’y a personne, on nous fait vraiment faire n’importe quoi… chuchota une voix masculine.
— Chut… attends, il y a quelqu’un qui arrive, rétorqua-t-on.
Un déclic retentit, une arme pointa dans la direction où était parti Marco.
— Tire, tire ! Avec la largeur du tunnel, tu es sûr de toucher ! s’écria le premier.
Sans réfléchir, Flavia jaillit de sa cachette et se rua vers les deux hommes, les percutant de plein fouet.
Sous la surprise, ils ne purent éviter la chute et tous trois roulèrent au sol.
Étourdie, Flavia n’entendit même pas le bruit d’une course effrénée, et deux détonations amorties qui crépitèrent dans la confusion causée par son assaut maladroit.
Le temps qu’elle retrouve ses esprits, les deux poursuivants avaient été réduits définitivement au silence. Ils gisaient près d’elle, dans une mare de sang.
Une main se glissa sous son aisselle, la hissant contre un torse solide dont elle reconnut la chaleur.
— Hé bien… tu m’as rendu un fier service, murmura Marco en l’adossant au mur.
Sans s'épancher davantage sur sa gratitude, il tira l’un des hommes par le col et l’allongea dans la niche que venait de quitter sa complice. Puis, il en fit de même avec le second et le poussa vigoureusement. Dans la pénombre, il se passerait certainement longtemps jusqu’à ce qu’on retrouve ces deux-là.
Les loculi avaient été creusés pour accueillir plusieurs corps et ils étaient suffisamment profonds pour dissimuler la présence des deux cadavres, avant qu’une odeur insoutenable ne les trahisse.
En tout cas, cela leur laisserait assez de temps pour masquer leur fuite.
— Bon, je n’ai pas trouvé d’issue, mais je te laisse nous guider, nous aurons peut-être plus de chance ensemble, concéda le tueur en revenant la chercher.
S’appuyant sur son épaule, Flavia reprit sa pénible marche.
Ses yeux balayaient inlassablement le fronton des niches pour se diriger, alors qu’elle lisait à haute voix les sentences qui y étaient gravées.
« Que les mânes te soient indulgents ! », « Douce âme, tu vivras ! » « Rappelé par les anges », « Admis parmi les saints », « En paix, retiré du monde », « Vis en Dieu, vis en Christ ! ».
La douceur des derniers hommages rendus aux défunts la frappa, au milieu de ce grand théâtre de la mort, témoignant d’une foi et d’un espoir vibrants.
Ils avançaient ainsi, lentement, à tâtons, sur la seule foi de l’ancienneté présumée des épigraphes.
Parfois, ils se fourvoyaient, butant sur des louanges un peu trop longues, signes d’une inhumation postérieure. Dans la galerie où ils se hasardaient maintenant, les rangées de tombes comportaient de longs éloges célébrant l’intégrité, la sagesse et la justice pour les hommes, chez les femmes, la chasteté et la fidélité conjugale.
Flavia sentit le bras de l’homme se crisper autour de sa taille et devina la raison de cette soudaine tension. Elle la ressentait, elle aussi, à déambuler sous les acclamations des vertus qui leur faisaient le plus cruellement défaut à tous les deux, comme une condamnation silencieuse venue d’outre-tombe.
— Les épigraphes les plus longues sont les plus tardives, trancha la jeune fille, il faut rebrousser chemin.
Après avoir prospecté quelques boyaux, contigus, une porte de sortie se présenta enfin, quelques marches inégales qui rejoignaient la surface.
Ils soufflèrent tous deux, soulagés de s’extraire de cette ambiance oppressante.
Marco s’aventura le premier à l’extérieur, butant contre une grille verrouillée, dont il fit sauter le cadenas d’un violent coup de crosse.
Ils étaient parvenus à la Galleria Giovanni XXIII, à quelques centaines de mètres seulement du parking où était stationnée la voiture du mafieux.
Tout autour d’eux, les rues étaient désertes, pas une âme ne se risquait à affronter la froide morsure du vent qui faisait danser les feuilles mortes tombées au sol. Tout paraissait calme, hormis le concert des sirènes qui restait perceptible au loin, montrant que la traque était toujours en cours.
Pour hâter leur fuite, Marco souleva Flavia, la déposant sur son épaule, tel un poids mort.
Révoltée par cette position humiliante, incommodée par l’inconfort de son perchoir noueux, elle faillit repousser son porteur mais se ravisa, se mordant les lèvres pour prendre son mal en patience.
La situation ne devait pas l’amuser plus qu’elle, il fallait s’en accommoder. Enfin, l’homme sortit son trousseau de clé pour ouvrir la Stelvio noire qui l’attendait là et installa son fardeau précautionneusement sur le siège passager.
Le V6 du SUV vrombit, les emportant loin du dangereux périmètre où ils s’étaient enferrés.
— Veux-tu que je te dépose à l’hôpital, il y en a un tout proche ? l’interrogea le tueur, sans détourner les yeux de la route.
Non, Flavia n’avait qu’une seule envie en ce moment, retrouver la chaleur de son appartement et s’affaler sur son lit.
— Je préfère que tu me laisses chez moi, si tu n’y vois pas d’inconvénient. Ça va beaucoup mieux maintenant. Tu n’avais même pas besoin de me porter, répondit-elle en feignant la désinvolture, avec une pointe de bouderie.
— Tu te trompes si tu crois que ça va se remettre tout seul, affirma-t-il, ce genre de foulure a la fâcheuse tendance à se reproduire si elle n’est pas soignée.
Le conseil, si anodin et si sensé qu’il fût, l’agaça singulièrement. Maintenant que les évènements n’occupaient plus son esprit, elle s’en voulait de se montrer si faible à ses yeux.
— Je ferai attention, merci, rétorqua-t-elle avec humeur, coupant court à la conversation.
Tournée vers la fenêtre, elle feignait d’être absorbée dans la contemplation des façades qui alignaient leurs sévères ornements néo palladiens, dont le rythme symétrique s’égayait parfois de la présence des décors tout de volutes d’une église baroque. Cependant, un parfum frais et citronné de bergamote emplissait ses narines, effluves émanant de l’homme assis à ses côtés, entêtant, ravivant son obsession.
Il lui était difficile de l’ignorer, mais elle garda ses yeux rivés aux rues qui défilaient.
Enfin, le véhicule s’immobilisa sur la Piazzetta San Simeone, sur une voie parallèle à la Via dei Lorenesi. En partant de là, il lui restait encore quelques dizaines de mètres et plusieurs volées de marche à franchir, qu’elle résolut d’affronter seule, par un sursaut de fierté.
— Merci de m’avoir ramenée, Marco. Ce verimmo, le salua-t-elle dans leur langue natale, en ouvrant la portière.
Mais celui-ci avait déjà sauté à l’extérieur et contournait la voiture pour lui prêter assistance.
— Tu n’es pas en état, laisse-moi faire, imposa-t-il, l’enserrant avant qu’elle n’ait le temps de protester.
L’odeur de bergamote enveloppa la jeune fille, qui céda et se laissa aller aux bras qui l’enlevèrent avec une aisance déconcertante.
Quand il attaqua les escaliers, elle dut bien reconnaître qu’elle n’aurait pu les gravir seule et reposa la tête sur les pectoraux bandés sous l’effort, dont émanait toujours l’envoûtante fragrance.
Prise d’une douce sensation de bien-être, bercée par le balancement régulier, elle ferma les yeux un instant et celui d’après se retrouva sur son canapé, délestée de son trench-coat.
Agenouillé devant elle, Marco lui faisait face. Il s’était également débarrassé de sa veste, découvrant une chemise d’un blanc immaculé, largement ouverte, suivant parfaitement la forme de ses muscles saillants.
Une tiédeur agréable envahit la cheville meurtrie de la jeune fille. Les larges paumes massaient la zone endolorie, remontant lentement le long du pied jusqu’à la jambe. Elle l’observait faire, tout à sa tâche, se perdant peu à peu dans la contemplation de ses traits méditerranéens, irréguliers mais pleins d’un charme brut. Le parangon de la virilité à la napolitaine.
Cette vision pesa sur son cœur jusqu’à en devenir insupportable. Il lui sembla que s’il relevait les yeux vers elle, elle était perdue. Mais les secondes s’écoulaient sans qu’il fasse attention au trouble croissant qui la gagnait. Évitait-il son regard ? se demandait-elle vaguement, l’esprit embrumé par le désir qui montait en elle.
Son duvet s’était dressé au contact des doigts agiles qui pressaient habilement sa peau. Elle fut agitée d’un frisson, elle ne pouvait plus tenir, elle ne savait plus quoi faire. Une humidité gênante se répandit entre ses cuisses qu’elle resserra réflexivement. Embourbée dans les tréfonds de son amour insensé, il fallait qu’elle rejoigne la lumière de la raison.
Une ressource incongrue se présenta à son esprit désorienté.
Quand elle était perdue dans une lecture obsédante à une heure avancée de la nuit, pour en finir, elle sautait directement à la fin pour tuer le suspens qui la maintenait éveillée.
Elle ferait de même pour s’extirper de sa dangereuse fascination.
Les mots jaillirent de sa gorge, incontrôlables.
— Marco, baise-moi.
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