Sous le feu de l'ennemi
Le vaste amphithéâtre se déployait, face à elle. Il était bondé jusqu’au dernier rang.
Flavia pouvait maintenant mesurer la renommée de Vesari, de nombreuses personnalités s’étaient déplacées pour assister au colloque sur la poésie érotique augustéenne.
Le professeur exultait, le Tout-Rome était venu l’acclamer : personnalités du show-business, du monde de la politique, aristocrates, officiels.
La jeune fille devait reconnaître qu’il possédait un talent particulier d’orateur, et qu’il faisait montre d'un entregent exceptionnel. Chose inhabituelle pour ce genre d’évènement, un tonnerre d’applaudissements avait couronné son discours. Elle seule savait qu'il n'était pas de lui : elle l’avait intégralement conçu et rédigé, au mot près.
Alors que le temps qui lui était imparti pour faire son allocution avait déjà commencé à s’écouler, la salle était toujours agitée d’un brouhaha décomplexé.
Vesari avait pris place en bas de l’estrade et un cortège s’était formé pour le féliciter.
Il attirait tous les regards et tous les hommages, alors que juchée derrière le pupitre, seule, elle attendait qu’un peu de calme revienne pour commencer sa présentation.
Mais, même après de longues minutes, la foule devant le professeur ne s’était pas dissipée. Elle les dévisageait avec insistance, espérant qu’ils retournent s’installer à leurs places. Plusieurs visages bien connus entouraient le conférencier, des stars du petit écran, des membres de la jet set qui faisaient la une des tabloïds. Il y avait, entre autres, le célèbre prince Astolfo, dont la prestance envoûtait les femmes de l’assistance. C’était vraiment un bel homme, grand et distingué, il dénotait même parmi cette brillante assemblée. Il avait été intronisé par les plus grands journaux comme le vrai maître de Rome, plus influent que le maire lui-même. C’était certainement un immense honneur d’avoir obtenu qu’il se déplace pour cette occasion et il était visiblement intime avec l’universitaire. Sa présence brillante en avait éclipsé une autre, beaucoup plus sombre. Elle frémit en croisant le regard du directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur. Il était reconnaissable entre mille avec cette physionomie cruelle, son teint olivâtre, ses traits carrés, cette fine bouche aux lèvres serrées qui barraient son visage comme une estafilade. Celui-là même qui traquait impitoyablement Marco et qui avait certainement pris une part active dans l’assassinat de Fabio. Ce sfaccima avait proclamé sur toutes les chaînes qu’il dirigeait lui-même les forces de police dans ce dossier sensible. Les agents qui avaient encerclé le Parc de l’Inseghurata agissaient donc directement sous ses ordres.
Il devait avoir un lien avec le Boss, sans qu’elle puisse identifier pour le moment lequel.
Quelque chose la glaça dans les petits yeux noirs qui la fixaient. Sa face pâle au milieu de laquelle brillaient des éclats perçants lui évoquait celle de la Mort elle-même. Elle eut immédiatement l’irrépressible envie de détourner le regard et un mouvement involontaire la fit tressaillir légèrement. Un obscur pressentiment s’était fait jour en elle, comme une intuition du danger tout proche. De toute façon, c’était plausible, Marco avait la certitude que la police marchait main dans la main avec la Fiammata, et Alteri avait lui-même suggéré que le Boss avait des connexions en haut lieu. Cet homme trempait dans quelque accointance avec la mafia, elle en avait l’intime conviction.
Forte de cette idée, elle se contraignit à rester tête haute face à lui, au prix d’un effort inouï. C’était d’autant plus difficile qu’il en émanait une aura à la fois de puissante autorité – mais c’était certainement dû à ses fonctions – et de féroce hostilité, presque palpable.
Il serra la main cordialement à Vesari en lui glissant quelques mots à l’oreille. Le professeur se retourna à moitié vers elle et ses lèvres arquées en un sourire narquois prononcèrent quelques mots qu’elle ne parvint pas à saisir. La bonne humeur de l’enseignant ne se communiqua pas pour autant à son interlocuteur dont l’expression se figea en une moue mécontente. Il dévisagea ensuite un moment la jeune fille qui releva le menton en signe de défi.
L’adrénaline affluait dans ses veines alors que la confrontation se prolongeait. Elle tint bon jusqu’à ce que l’homme regagne sa place sur les bancs face à elle, avec un geste d’indicible agacement, accompagné du prince Astolfo. En conversant avec lui, il ne la quittait pourtant pas du regard. De temps à autre, l’aristocrate lui jetait également un coup d’œil furtif, avec une indolente insolence.
Pourquoi le chef de la police la fixait-il ainsi, avec cette expression d’implacable haine ? Elle le connaissait, elle, pour avoir suivi ses déclarations à la télévision, mais il ne l’avait jamais rencontrée, lui. Peut-être l’avait-elle observée avec une insistance qu’il avait considérée impertinente ? Peut-être avait-il cru qu’elle l’enrobait du même regard mécontent qu'elle réservait à son professeur ?
Il était impossible dans l’état actuel des choses d’obtenir une réponse avec certitude, aussi reporta-t-elle son attention sur la salle. Les gens allaient et venaient toujours, indifférents à sa présence à la tribune.
Elle jugea qu’elle devait sembler bien insignifiante, si frêle derrière l’imposant lutrin de bois de bois ouvragé. Sa tenue était certainement modeste, elle aurait dû opter pour un tailleur élégant au lieu de cette simple chemise blanche et cette jupe droite, grise comme les murs de l’auditorium. Elle avait pourtant tenté de rehausser un peu ce fade ensemble avec un foulard aux entrelacs dorés et bordeaux qu’elle avait noué autour de son cou.
Vesari jubilait, elle pouvait le deviner, même s’il s’entêtait désormais à lui tourner le dos, encerclé par son cénacle d’admirateurs. Il n’avait évidemment pas l’intention de l’introduire avant son intervention, elle devrait se débrouiller toute seule.
Ses mains se crispèrent sur ses notes, elle ferma les yeux une seconde. Pris individuellement, elle ne redoutait aucun de ces personnages, même le prince Astolfo. Ils formaient l’élite de ce que l’ego pouvait façonner de plus vain, songea-t-elle. Marco n’en serait pas plus impressionné, elle l’avait vu faire face à une quinzaine de criminels sans sourciller, quand son chef, le capo Malaspina, lui avait sauvé la vie. Cette idée lui donna du courage, et elle alluma le micro d’un geste brusque et un tantinet maladroit.
— Hem, hem, toussota-t-elle, feignant de tester le micro.
Mais personne ne réagit, à part Vesari, qui lui adressa un coup d’œil moqueur.
— Je vous demanderai de bien vouloir regagner vos sièges, clama-t-elle d’une voix forte, les poings contractés.
Aucune réaction ne suivit pourtant ses paroles, les allées fourmillaient toujours de public en goguette.
Que faire pour ramener l’attention vers elle ? La satisfaction de son professeur était évidente, il la narguait en continuant de converser avec ses interlocuteurs.
Une idée lui traversa l’esprit, elle se servirait de lui pour parvenir à ses fins.
— Je vous demande à nouveau de faire une ovation au professeur Vesari, annonça-t-elle en tendant un bras vers lui.
Le conférencier sursauta, demeura un instant saisi, puis comprenant que si le chahut se poursuivait, ce serait son propre nom qui serait bafoué, il se précipita sur scène. Il s’inclina devant l’auditoire et fit quelques gestes de la main pour saluer les personnages les plus en vue.
Flavia donnait le mouvement en applaudissant, et peu à peu, ceux-ci gagnèrent la foule, à son grand soulagement et à la satisfaction de l’intéressé. C’était une manière de les faire rentrer dans le rang. Quand le calme revint, elle reprit, avec une modestie toute feinte.
— Je voudrais remercier mon directeur de mémoire, dont je suis aussi l’assistante, de m’avoir guidée pour concevoir la présentation d’un sujet un peu délicat…
Elle marqua délibérément une pause en se mordant la lèvre comme si elle était gênée par ce qui suivrait. Cela ajoutait un peu de piment à sa harangue, en suspendant son propos.
— Catulle, une sommité de son époque, né dans la haute société romaine, un des vôtres, si je puis me permettre, ajouta-t-elle pour flatter l’assistance. Catulle, donc, un esprit brillant, libre, qui a su faire fi des diktats de son temps. Notamment en amour, il avait la langue leste, à bien des égards, sourit-elle pour appuyer le sous-entendu.
Le public se taisait maintenant, happé par les paroles de la jeune fille, séduit par son humour léger et un brin émoustillé par le sujet. Tous étaient séduits par les anecdotes égrillardes sur la vie du poète, ses conquêtes au sein des deux sexes.
En voyant que ce ressort fonctionnait, Flavia appuya pleinement dessus, revoyant en cours de route sa copie, déviant de ce qu’elle avait prévu d’exposer en se fiant aux réactions suscitées par tel ou tel carmina.
Emportée par sa démonstration, elle ne s’aperçut pas de l’attitude compassée de Vesari, qui restait à ses côtés pour profiter du succès soudain de son assistante. Celui-ci ne supportait pas le tour de force qu’elle avait joué à son insu. Il enrageait intérieurement, même s’il tâchait de se montrer grand seigneur, hochant la tête pour approuver un argument, avec une certaine condescendance toutefois.
Ce faisant, la haine qu’il nourrissait à l’encontre de Flavia croissait, encore et encore, il en étoufferait, s’il ne l’étouffait pas, elle. Mais d’abord, il la baiserait, résolut-il en lorgnant sur ses mollets dénudés.
Il n’y avait pas grand-chose à se mettre sous la dent mais il sentait un feu ardent couver en elle, elle serait à n’en pas douter une proie fort divertissante.
Il s’imaginait la renverser sur le pupitre pour la prendre devant tout le monde quand une ovation le tira de ses fantasmes. Elle rayonnait, et devant lui, l’assemblée était debout, applaudissant à tout rompre.
Un poids immense venait de s’envoler des frêles épaules de Flavia en constatant que son discours avait été tant apprécié. Elle remercia longuement, se surprenant même à envoyer étourdiment un baiser dans la foule, ce qui était particulièrement inapproprié.
Son geste s’arrêta néanmoins en entrevoyant le chef de cabinet du ministre de l’intérieur, qui était resté seul assis parmi tous les spectateurs debout. Le vif éclat de ses prunelles ne manqua pas de l’inquiéter. Pourquoi faisait-elle l’objet de tant d’intérêt de sa part ? se demanda-t-elle à nouveau.
— Je vous remercie encore tous de l’accueil que vous m’avez réservé et de l’attention que vous avez bien voulu me prêter. M. Vesari, si vous voulez conclure cette journée de colloque… invita-t-elle son voisin afin de s’esquiver au plus vite.
La présence du chef de la police l’avait déstabilisée, et elle ne tenait pas à en faire étalage devant l’universitaire. Ses feuillets sous le bras, elle s’engouffra dans les couloirs de l’auditorium. Elle avançait rapidement, sans vraiment comprendre là où elle allait. Elle avait le besoin urgent de s’éloigner de ce dangereux personnage. Droit devant, et loin d’ici, c’était la seule idée qui occupait à présent son esprit, elle n’avait même pas le temps de savourer la joie de s’en être si bien sortie.
Une porte lui barra la route, et elle l’ouvrit sans réfléchir, se retrouvant dans un cagibi encombré de cartons d’archives.
Immédiatement, elle se gourmanda d’avoir succombé à la panique, elle ne savait même pas où elle était.
Avant qu’elle ne puisse tourner les talons, une poigne de fer saisit sa nuque et la plaqua à l’étagère qui lui faisait face.
— Petite chienne, éructa une voix éraillée, tu fais ta belle ? Tu as oublié quelle est ta place ? À mes pieds, pas ailleurs. Tu vas t’en souvenir, n’en doute pas.
Avant qu’elle n’ait le temps de répondre, une main souleva sa jupe et arracha sa culotte. Un pied écarta alors les siens puis elle sentit un membre raide se présenter contre ses fesses.
— Penche-toi, salope, gronda la même voix.
Ecrasée contre le bois de la bibliothèque, Flavia manquait d’air, elle suffoquait. Cela l’empêcha de trop souffrir à l’intrusion brutale du sexe en elle. Il était à peine entré qu’un bras vigoureux saisit les siens et exerça une torsion afin de les ramener dans le dos.
Ainsi maintenue, elle ne pouvait plus faire le moindre mouvement.
L’homme poussa un râle de satisfaction en commençant à lui asséner de furieux coups de reins.
La violence des va-et-vient compensait l’absence totale de cyprine, et une sensation de brûlure dévora bientôt tout l’entrejambe malmené de la jeune fille.
— Tu ne mouilles pas, salope ? Je préfère ça. Tu n’as pas le droit d’avoir du plaisir.
Un viol, voilà ce que pensait entre deux élancements Flavia : « Il me viole. Le Boss est en train de me violer ». Elle se surprit à garder l’esprit relativement froid face à cette effroyable constatation.
C’était comme si elle se voyait de l’extérieur subir ce supplice. En s’observant, elle ne put s’empêcher de comparer ce coït avec celui qu’elle avait vécu avec Marco. Presque la même position, quasiment la même violence. Mais c’était Marco, au fond, il y avait de la douceur dans sa rudesse. Oui, elle en était certaine, cela lui apparaissait clairement, maintenant. Il l’avait ménagée, à ce moment.
À cette idée, son corps se liquéfia, elle avait tellement envie de lui.
Un ricanement se fit alors entendre.
— Sale chienne, tu aimes ça, en fait. Tu dégoulines.
Puis les coups de boutoir cessèrent. Le Boss avait joui en elle, elle pouvait encore sentir les palpitations du membre au fond d’elle-même. C’était la délivrance, pour lui comme pour elle. Elle revint progressivement à elle, son esprit réintégrait son corps.
Quelques minutes s’écoulèrent, il reprenait visiblement son souffle, sa respiration se calmait peu à peu.
— Ne te retourne pas avant que j’aie quitté les lieux, petite chienne. Et dorénavant, n’oublie plus qui tu es, lui ordonna la voix, plus enrouée que jamais.
Arquée sur les rayonnages, la jeune fille se remettait peu à peu, les mâchoires serrées. Le feu incendiait toujours ses cuisses, et c’était la seule considération qui la préoccupait. Était-elle à ce point blasée qu’elle ne ressentait plus ni humiliation, ni nausée, ni honte de ce qui venait d’arriver ?
Elle s’était donnée à tant d’autres, elle s’était immergée pleinement dans l’océan de souillure qu’une de plus ou de moins la laissait désormais insensible. Et puis, c’était pour la cause, avait dit Marco.
Ce salaud de Boss, elle le liquiderait, ou elle aiderait à son exécution, ce n’était que partie remise. Il paierait. Finalement, cette ultime exaction ne faisait que s’ajouter à son passif déjà lourd. Un viol ne déparait pas dans son palmarès face à tous les meurtres qu’il avait commandités. Il paierait pour tout cela et pour le reste, elle jetterait toutes ses forces dans ce dernier combat.
Alors qu’elle s’absorbait dans ses promesses de vengeance, Vesari la contemplait, stupéfait, tapi dans l’embrasure d’une porte, au détour du couloir.
Elle, avec lui ! Cette petite allumeuse se donnait comme ça, mais elle choisissait visiblement ses clients.
Peu importe, il attendrait son heure et il prendrait son tour. Il la baiserait tant et tant et qu’elle serait forcée d’aimer ça, elle avait visiblement des prédispositions, railla-t-il en son for intérieur. Puis quand il serait repu d’elle, il refermerait ses doigts sur sa jolie nuque pour la faire taire à jamais, se jura-t-il en retournant d’où il venait.
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