Anticorps

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  Mange. Ça résonne. Mange. Elle veut agir, me sortir de là, ne supporte plus mon état. Moi, je préfère crever de faim.

  Attablés, y a l’estomac et des silences – et nous. Mange. Je laisse mes yeux dégouliner dans l’assiette. Purée-poulet-petit pois. C’est le plat de ton enfance. Il paraît que c’est l’idéal, comme quoi, ce serait psychologique, ou un truc comme ça. Mais le rien me remonte l’œsophage. J’peux pas. Mange. J’en ai la nausée rien que d’y penser. La gorge aride, la langue gonflée. Qu’une envie : me casser. Aller m’enfumer avec Maria, et la faire taire. Et puis attendre (et pleurer sûrement). Jusqu’à m’endormir. Y a qu’à bout de force que je m’endors, que je trouve un peu de calme. Mais elle refuse. Grogne, râle, répète en boucle et me fiche la tête en vrac.

  Elle va se lasser, elle va craquer (avant moi, elle craque toujours avant moi). J’avale mes lèvres, cherche ma salive. Mange. Elle répète encore, comme si ça avait le moindre sens. Y a du sang dans ma bouche – ça a le goût du fer – et des lambeaux de peau collent entre mes dents.

  A la porte, quelqu’un tambourine. Je fais comme si – j’entends pas, elle non plus. Mange, mange bordel. Elle s’impatiente. Me transperce de ses mots. Je sais pas si elle hurle ou si elle pleure. Si elle me hait, ou si elle m’aime encore, au moins un peu… Mes ongles se plantent dans mes paumes, pour me réfugier dans une douleur physique. J’espère qu’elle s’en aille, qu’elle me laisse en paix ! Et qu’elle cesse. Qu’elle cesse de me torturer. Je ferme les yeux, si fort que mes paupières disparaissent.

  Quand je les rouvre, ça papillonne ; la fourchette brille sous la lumière artificielle. Elle s’est tue. Me laisse un temps de répit. Mon souffle reprend, saccadé d’angoisse. Mes doigts saisissent, avec répulsion, la fourchette. Je la détaille : quatre petits pois, un morceau de poulet grand comme une cerise et trop de purée. Beaucoup trop. J’ai envie de chialer. Mon ventre se froisse, mon corps se rétracte, mes os se percutent.

Ressaisis-toi ! Elle reprend, insiste, me pousse à approcher la fourchette de mes lèvres rongées. Les odeurs me soulèvent ; mon estomac râle. Il a faim et moi je refuse. Je sens les larmes monter. J’peux pas. J’peux pas. C’est psychologique, fais un effort bon sang ! Mes doigts tremblent, la fourchette m'échappe et s’écrase contre le plateau. Putain ! Mais quelle conne ! C’est pourtant pas si compliqué ? Mange ! Mange ! Tu t’es vue ? Regarde-toi ! Non j’veux pas.

  Je baisse les yeux sur mes cuisses, les soulève : les voir s’étaler dans toute leur graisse contre l’assise m’écœure. Regarde-toi ! Je ne sais plus. Les images se superposent, de grosses cuisses. Décharnées oui ! Tu te demandes pas, toi, comment on tient encore debout ? J’essuie mes yeux. En vain. Tu nous tues à petit feu, j’en peux plus.

  Moi non plus.

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