Le discours du marié
Mes amis, merci d'être venu assister à la plus grosse bêtise de ma vie. Notez, je dis ça mais pourtant, bien qu'il se soit écoulé plusieurs heures depuis le moment où j'ai laissé échapper un oui distrait à monsieur le maire qui me posait une question dont je n'ai pas été, je le confesse, très attentif aux termes, je ne m'en suis pas encore repenti. Ouf, si je commence avec ce genre de phrase vous n'allez rien comprendre.
Me voici donc devant cette assemblée, ému et inquiet. Je vois déjà sur vos visages l 'impatience vous gagner :
« J'espère qu'il ne va pas être long !... Tu parles, dès qu'il se met à discourir personne ne peut l'arrêter..Si seulement il se souvenait d'une histoire croustillante... Il ne la racontera pas ici, ce n'est pas le lieu... Et le champagne qui attend... Tout le repas d'ailleurs, au fond nous sommes là pour boire et manger...bien boire et bien manger d'ailleurs... Hum, la cousine à Marcel est mignonne, il faudra que je l'invite à danser tout à l'heure... Oh non, cette vieille peau de madame X qui me regarde... Elle ne pourrait pas me lâcher les baskets? Ce n'est pas parce que j'ai rompu avec son idiote de fille... Et lui qui parle toujours... Michel, tu nous em... »
Bon, j'abrège, vous avez compris le principe. Ne dites pas non, moi aussi j'ai été invité à des mariages, je sais ce que c'est. Mais tant pis pour vous, aujourd'hui c'est le mien et je vais en profiter. Je vous préviens, je vais être trèèès long.
N’empêche, je fais un petit aparté là, ça fait drôle de dire « oui ». On ne peut justement pas s’empêcher de penser que l'on est peut-être en train de faire la bêtise de sa vie, surtout lorsque, comme moi, on a connu une existence... tumultueuse ! Il faut que je fasse gaffe, la mariée commence à me regarder d'un drôle d'air.
Bon, où en étais-je ? Ah oui, justement au fameux « oui » qui scelle la fin de la vie de garçon et le début de celle de couple. A quarante ans, vous me direz qu'il devenait urgent pour moi de me caser.
Me caser... quelle expression bizarre ! Pourquoi éprouverais-je l'envie de me mettre dans une « case » ? Mystère des expressions populaires.
Attention, maintenant je m'adresse à ceux qui, parmi vous, sont encore célibataires. Méfiez-vous. Vous connaissez le piège, vous vous croyez suffisamment fort pour y échapper. Erreur ! Un jour ou l'autre vous craquerez devant un joli minois... ou une belle paire de fesses ! Je vous connais mes cochons. Et là ce serra plus fort que vous, vous ne pourrez que faire votre déclaration : « chérie, veux-tu m’épouser ? Je ne peux pas imaginer vivre sans toi, etc...etc... ». Ça y est, vous êtes foutu ! Après ça vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenu.
Hum, je cause, mais tout ce que je viens de dire ne me concerne pas. Non non, mon cas, notre cas à Carole et à moi, n'a rien à voir avec ce cliché. Pour nous c'est différent !
Vous pensez « il se cherche des excuses ! ». Vous avez tord, et comme je lis sur vos visages du scepticisme je vais être obligé de vous conter en détail notre histoire oh combien romantique. Bien sûr ceux qui ne me connaissent pas personnellement, mes admirateurs, mes fans, se demandent certainement bien pourquoi moi, écrivain réputé et couronné, j'épouse une parfaite inconnue alors que j'ai rodé si souvent en prédateur de la gent féminine dans les soirées mondaines.
Alors je me dois de préciser que je connais Carole depuis... en fait depuis exactement neuf mois avant sa naissance. Vous remarquerez que, toujours gentleman, je n'ai pas précisé son age. Dommage que monsieur le maire n'ai pas eu cette délicatesse !
Mes parents et les siens étaient très amis, nos pères travaillaient ensemble, bref vous avez compris tout était fait pour nous réunir. Mais vous me direz, neuf mois avant sa naissance cela faisait quand même un peu tôt. C'est exact. Lors de cette première rencontre ce ne sont pas ses beaux yeux bleus qui ont retenu mon attention.
Nos pères devaient faire un voyage en Afrique pour leur travail et allaient être absents au minimum deux mois. Ça, ça marque l'esprit d'un enfant de dix ans. Il était convenu que les épouses et moi même accompagnerions les grands voyageurs jusqu'à l'aéroport. Notre voiture étant la plus grande c'est maman qui s'est coiffée de la casquette de chauffeur de taxi. Mes beaux-parents, enfin mes futurs beaux-parents à l'époque, nous attendaient et disposant d'un peu de temps avant notre arrivée avaient... Oh, Albert, je peux le dire, maintenant ce n'est plus un secret. Merci de ta compréhension. Donc ils avaient eu le temps de... comment l'exprimer d'une façon élégante... Ah oui, voilà : ils avaient profité qu'ils se trouvaient tous les deux ensemble pour la dernière fois avant de nombreux jours pour se faire leurs adieux.
Qu'est-ce que tu dis Edward ? Tu veux savoir si mes parents en ont fait autant ? Tu n'as qu'à leur demander, ils sont au premier rang. Bon, pour eux c'était plus compliqué, ils avaient un mouflet dans les jambes. D'ailleurs je vous préviens pour ça aussi les célibataires mâles : elles arriveront à vous décider à procréer un jour ou l'autre et là ce serra deux fois fichu. « Non, pas maintenant mon chéri, le petit ne dort pas, ils pourrait nous entendre... ». Seul moyen d'éviter l'accident c'est de porter « ceinture et bretelles » comme disait mon grand-père, la pilule ET le préservatif. Comme ça, si madame omettait, involontairement c'est évident, de prendre son contraceptif, vous éviteriez quand même le pire.
Un chaud lapin mon grand père. ! Vous l'avez bien connu Hortense, ou plutôt votre mère. Non, je plaisante, vous n'êtes pas ma tante. Quoique, comment savoir ? Oui, vous avez raison, je ne suis qu'un galopin. Mais enfin, un mariage est le moment rêvé pour remettre en cause un arbre généalogique : « Je t'assure, le fils de ma grande tante ce n'est pas son mari le père. Non, pas du tout. Il s'agirait de... mais ce n'est pas sûr. (soupir) Enfin, il n'y a pas de fumée sans feu, c'est bien connu. » Je vous préviens mesdames, ce truc ne marche plus depuis que les tests ADN sont accessible sur Internet. Vous pouvez me huer, n’empêche que si vous les femmes vous êtes sûre d'être la mère, vos époux, eux, peuvent toujours se poser des questions. Et ce genre d'interrogation ça vous mine un bonhomme.
Bref, pour revenir à la question initiale qui concernait les « adieux » de mes parents, je n'ai rien entendu, ce qui ne veux pas dire.... En tout cas, s'ils l'ont fait ils ont pris leurs précautions car je suis resté enfant unique.
Bref, ce jour là mon adorable petite Carole commençait sa vie bien cachée au sein de sa mère alors que moi je gambadais autour sans savoir que mon destin, notre destin était en marche et que trente ans plus tard ces « adieux » allaient prendre une importance si grande dans ma vie.
Le ventre de celle qui est maintenant ma belle-mère, en plus d'être ma marraine, s'arrondit de plus en plus et un jour elle posa ma main sur celui-ci pour que je sente le bébé donner des coups de pied violents. Tout de suite je me suis dit : « Quel monstre cela doit être, donner des coups de pied à sa mère, c'est honteux ! ». C'était le premier avertissement du destin mais j'allais ensuite l'oublier. Qu'est-ce que tu dis maman ? Oui ? Moi aussi je donnais des coups de pied ? Mais voyons, ça n'avait rien à voir, moi je suis un garçon, je m’entraînais au foot tout simplement.
La rencontre suivante fut un peu plus dramatique. Carole est une impatiente, elle ne peut pas attendre. J'aurais dû le comprendre ce jour là. Albert a joint papa au téléphone, affolé. Le bébé arrivait en avance, l'accouchement était imminent et la parturiente refusait que les pompiers l'emmène à l'hôpital : « je ne veux pas accoucher dans le camion, je préfère rester ici ». C'est un peu osé de ma part d'évoquer des événements aussi intimes les concernant, mais Albert les a racontés si souvent, au grand dam de Carole d'ailleurs, que presque tout le monde ici connaît l'histoire. Bref, en plus des parents du bébé il y avait les miens, les pompiers, la sage femme, etc... Moi, on m'avait envoyé jouer dans le jardin mais je savais ce qu'il se passait, enfin dans le principe car pour les détails il me faudrait attendre encore un peu.
Quand tout fut fini, le mieux du monde d'ailleurs puisque vous en avez la preuve à mes cotés, les pompiers et la sage femme repartis, je fus autorisé à voir « la merveille ». J'ai même eu le droit de la prendre dans mes bras pour la première fois. Et c'est ainsi que trente ans après, je vais dans quelques heures renouveler ce geste pour la faire entrer symboliquement dans sa nouvelle demeure. C'est-y pas beau ?
Bon, à l'époque je ne manifestais pas le même enthousiasme qu'aujourd'hui : je me demandais bien ce que les adultes pouvaient trouver de « ravissant » à cette petite chose rougeaude, fripée et vagissante. Quand à lui trouver une ressemblance même lointaine avec ses géniteurs...
Nos familles étant très liées j'allais avoir le « privilège » de la voir grandir et les avertissements du destin allaient continuer à s'amonceler. Je savais déjà qu'elle était violente à cause des coups de pieds, pressée à cause de la naissance précipitée, j'allais bientôt constater qu'elle était difficile à satisfaire et facilement colérique le jour où, vers ses deux ans, j'assistais à son repas. Mademoiselle avait déjà des goûts affirmés et ce qui ne lui plaisait pas atterrissait facilement par terre. Un peu plus tard elle me prouva que les jouets qui ne l'intéressaient plus étaient impitoyablement cassés. Cela promettait pour ses futurs petits copains !
Pour le reste nous n'avions guère de points communs : j'étais adolescent, me prenant pour un « grand » alors qu'elle était encore une enfant. Bref vous avez compris que je me tenais à distance. Et puis j'avais un autre pôle d'intérêt : les filles, les vraies.
Le changement dans nos rapports s'est produit lorsque j'ai commencé à me faire une réputation avec ma plume. C'est elle qui s'est intéressée à moi, se faisant prendre en photo avec l'écrivain pour rendre ses copines vertes de jalousie. Il faut dire que ma carrière littéraire était, à son début, sous les auspices du coeur ce qui touchait beaucoup mes lectrices.
Cela m'amusait, je trouvais cette petite fille drôle et délurée, et puis son admiration me flattait. En grandissant elle est devenue plus intéressante encore. Oh pas sur un plan...coquin, pour cela j'avais ce qu'il me fallait par ailleurs. Elle était intelligente, futée, avait un don d'observation inné et elle était la seule personne au monde de qui j'acceptais des critiques ou des conseils... que généralement je ne suivais pas pour le regretter ensuite. J'ajouterai qu'elle atteignait un age où une jeune fille commence à s'intéresser vraiment aux garçons. Bon, j'étais un peu vieux pour elle. Quoique plus le temps passait moins notre différence d'age avait de l'importance, jusqu'à arriver à aujourd'hui où elle n'en a plus du tout pour nous. En confidence je peux vous murmurer pendant qu'elle est occupée à lutiner les garçons d'honneur qu'elle était malgré tout amoureuse de moi. Évidemment mon charme opérait à mon corps défendant.
J'entends des murmures ! Si l'un de vous ose dire que ça l'étonne je m'occupe immédiatement de son cas.
Donc, sans doute pour savoir comment se comporter plus tard, elle me posait des tas de questions sur mes conquêtes. Je rappelle que j'étais alors au plus haut niveau de ma carrière litéraire... et de l'autre !
- C'est vrai que tu sors avec telle actrice ?
- Bien sûr.
- Ouah ! Comment as-tu fait pour l'arracher à Brad Pitt ?
- Mais rien, c'est elle qui est venu me voir pour me dire que depuis le cocktail pendant lequel nous nous étions rencontrés elle ne passait pas une heure sans penser à moi. Même qu'en embrassant Georges Clooney lors du tournage de son dernier film c'est avec moi qu'elle imaginait le faire.
- Et la top modèle suédoise ?
- Ça c'est une invention de journaliste. Ce glaçon nordique ne m'attire pas du tout. Et puis tu sais très bien que j'aime les filles à forte poitrine, alors cette planche androgyne n'a aucune chance avec moi.
Comment ? J'exagère ? Vous êtes vache. Bon c'est vrai, la copine de Brad Pitt c'était quand même un peu gonflé. Et la suédoise ? Ah, si elle avait voulu je me serrais quand même bien laissé tenter. Mais comprenez-moi, j'avais un public tout acquis à ma cause, je n'allais pas ruiner ma cote auprès de cette jeune fille pour de tels détails insignifiants. Sans compter que comme elle allait s'empresser de tout raconter à ses copines c'est tout un lycée que j'aurais déçu. Mon standing auprès des femmes a toujours eu de l'importance pour moi et je l'ai toujours soigné.
J'oserai dire que nos conversations n'étaient pas à sens unique, elle aussi me confiait ses petits secrets, ceux qu'elle ne pouvait évidemment pas dire à ses parents. C'est ainsi que je n'ignorais aucun point noir des adolescents boutonneux qui gravitaient autour d'elle. Un jour, lorsque nous nous sommes éclipsés dans le jardin pendant que nos vieux sirotaient leur pousse-café sur la terrasse, je l'ai sentie excitée comme une puce. Elle n'a pas retenu son secret plus que quelques secondes.
- Ça y est, je l'ai fait !
- C'est vrai ? Compliment. Je suppose en te voyant si joyeuse que c'était bien ?
- Heu... Bof...
-Ah, seulement ? C'est peut-être un peu à cause de lui. Ça lui a pris combien de temps ?
- Oh... je ne sais pas, cinq à dix minutes. Disons un quart d'heure avec le temps d'ôter nos vêtements et de les remettre.
- D'accord, je comprends mieux. Mais vous avez du sentiment l'un pour l'autre ?
- Ça ne va pas la tête ? Comme il devenait collant je l'ai déjà remis à sa place. Il ne croyais quand même pas que j'allais m'afficher avec lui toute l'année scolaire !
- Pourquoi, il n'est pas beau ?
- Heu... Disons que je me suis contentée de ce que j'avais sous la main.
Ça c'est ma « douce » sans fart !
Je suis peut être un poil trop bavard, je vais devoir faire preuve de beaucoup de diplomatie si je veux profiter de ma nuit de noce tout à l'heure. En tout cas vous avez compris que sa vie à elle, bien que moins médiatisée que la mienne, a néanmoins été bien remplie et que nous sommes « à la hauteur » l'un de l'autre.
Alors comment en est-on venu à passer devant monsieur le maire ? Et bien, il y a quelques mois, nous nous sommes retrouvés comme d'habitude pour échanger nos... informations. Et là elle a lâché tout à trac : « J'aimerais bien avoir un bébé, je sens que c'est le moment, je suis prête. La difficulté c'est de trouver un géniteur que je puisse supporter un peu plus longtemps que d'habitude. »
Devant une telle détresse je ne pus rester insensible, sans doute mon indécrottable romantisme. Aussi lui ai-je répondu : « Bon, je crois qu'il y a urgence, nous nous marions quand ? ».
Le pire c'est que la demoiselle n'a pas paru étonnée.
- Mon héros se décide enfin.
- Nous nous connaissons trop bien pour ne partager qu'une petite aventure. Tu me vois aller dire à tes parents entre la poire et le fromage : « Au fait, j'ai couché avec votre fille mais rassurez-vous ce n'était que pour le fun ». Par contre si c'est pour un bébé...
- Tu as quand même parlé de mariage ?
- Mademoiselle, j'ai des principes moi ! Je ne procrée pas à tord et à travers. J'épouse d'abord et ensuite je revendique la paternité !
Et là, royale, elle conclue l'affaire :
- j'en espérais bien autant de ta part. Je n'ai jamais envisagé faire un bébé avec un autre homme.
Et voilà, je me prenais pour le preux chevalier courant au secours de sa belle et finalement je constatais que je m'étais fait manipuler depuis le début, soit son age plus neuf mois !
…..............
Merci de vos applaudissements, ils me vont droit au cœur et satisfont mon ego démesuré. Je vais maintenant passer la parole à la mariée et tant pis si elle essaie de se venger de mes indiscrétions. Mon amour, c'est ma façon à moi de te dire que je t'aime depuis toujours et même avant et j'ajoute à destination des personnes aux mœurs dissolues que, contrairement à beaucoup de monde, nous attendons notre nuit de noce pour croquer la pomme. Parce que, quand même, il y a des valeurs auxquelles nous tenons !
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