Passagers clandestins
J'ai lavé à la va-vite mon armure de skelométal et emporté quelques affaires dans un sac, avant de quitter mon appartement. Je n'ai même pas cherché Rihn ou Naidis dans l'appartement, songeant qu'il bouderaient encore après notre discussion. Tant mieux, au moins ne me verraient-ils pas partir. Je leur ai laissé un message sur la tablette du réfrégirateur, et je suis parti en direction de mon vaisseau.
Depuis le sas, il est difficile d'évaluer la taille moyenne du Pietra, un vaisseau furtif retapé et équipé de quelques canons d'assaut. Un mélange entre le déchet ambulant que j'avais choisi de recycler il y a bien des années et d'une technologie dernier cri achetée grâce aux crédits gagnés à la chasse aux primes. EVE est connectée à l'ensemble du vaisseau, et je lui ai imposé suffisament de réglages et de restrictions pour lui laisser une telle liberté. Mais l'IA est bien trop utile pour ne pas l'utiliser durant mes missions. Je le reconnais, elle m'a de nombreuses fois sorti de situations périlleuses et délicates, et m'a permis de me reposer tout en me menant à mes destinations. Sans elle, mon travail serait bien plus éreintant.
La porte circulaire se referme derrière-moi, et le calme apaisant de mon vaisseau envahit l'espace. Tout est calme, et je m'en réjouis. Je suis à nouveau seul, et, bien que fatigué, l'envie de parcourir les nébuleuses et les galaxies me démange. D'un pas vif, je m'approche du cockpit et allume divers interrupteurs qui illuminent le tableau de bord. Le visage holographique d'EVE apparait en grésillant à côté de mon siège, bienveillant.
— J'ai inséré les coordonnées envoyées par la courtière Tranelli dans le lecteur d'itinéraire, annonce-t-elle de sa voix plate. Je n'attends que le démarrage manuel du Pietra pour nous y conduire.
Je la remercie et prend place sur le siège de commandant du vaisseau. La technologie à nano-masseurs intégrée dans le fauteuil me détend immédiatement, et j'allume les moteurs un à un, en lançant doucement la propulsion. Piloter le vaisseau me semble si familier, après tant d'années. Sur la carte projetée à ma droite, je vois les différents sauts d'hyperpropulsion à effectuer pour atteindre Thralione. Située dans la nébuleuse 17 de la Bordure Ouverte d'Atryphon, le voyage vers la planète ne durerait que trois heures. Je m'installe donc confortablement dans le siège et ferme les yeux, prêt à rattraper quelques instants de sommeil qui allaient m'être précieux.
○○○
— Monsieur, fait la voix synthétique d'EVE, me réveillant en sursaut. Je détecte la présence de corps organiques étrangers au niveau de la soute. Leur position m'empêche de les identifier clairement.
Je grommelle et me redresse sur mon siège. J'espère qu'il ne s'agit pas d'une espèce de rats ou de preluks qui se seraient introduits dans quelque conduit de mon vaisseau. Je hais cette vermine, j'ai déjà eu affaire à elle par le passé, et leurs crocs sont assez acérés pour trancher les câbles. La semelle de mes bottes claque sur le sol métallique, et je parcours mon vaisseau avant de me laisser glisser le long de l'échelle. Les pistons raccordés au moteur sifflent comme des serpents, et la température semble avoir doublé. Les diodes violettes éclairent faiblement la soute.
— EVE ? je lance d'une voix forte pour que l'IA puisse m'entendre. Tu pourrais localiser les intrus ?
— Au fond de la soute, dans les boîtes de rangement, Monsieur, m'informe-t-elle. Leur signature thermique est humaine, et ils sont au nombre de deux.
Avant même de soulever le couvercle du caisson, j'ai deviné de qui il s'agissait. À toutes mes autres missions, Rihn et Naidis se sont contentés de m'éviter avant mon départ, obéissant à contrecoeur. Cette fois-ci, l'envie de m'accompagner a été plus forte que mes ordres. Lorsque leurs visages émaciés apparaissent sous la lueur violette, je me retiens de leur porter à chacun une gifle sonore, tant ma colère embrase mon esprit.
— Bande d'inconscients ! hurlé-je en frappant de mon poing le métal. Vous rendez-vous compte des risques que vous prenez ! Vous êtes irresponsables !
Ces deux abrutis s'extirpent de la caisse, couverts de sueur et l'air penaud, fixant leurs pieds. Je remarque d'un coup d'oeil au fond de la caisse deux prototypes d'armure concue pour les humains. Intérieurement, je fulmine.
— Rihn ! je clame, la faisant sursauter. Je te pensais intelligente, disciplinée ! J'imaginais que tu serais capable de vous retenir, toi et ton frère ! Et toi ! je poursuis en pointant un doigt accusateur sur Naidis, qui évite mon regard. Tu n'es qu'un gamin sans cervelle, un ado sans responsabilités ! Votre seule présence ici est la preuve que je ne peux pas vous faire confiance.
— C'était l'occasion ou jamais ! s'exclama Rihn en serrant les poings à son tour. On a attendu trop d'années, mais tu sais très bien que nous sommes aussi agiles et puissants que toi !
— Mais pas assez expérimentés, je gronde en soufflant par les narines. Cette mission est bien trop dangereuse, il ne s'agit pas d'un petit groupe de contrebandiers ! Je vais me frotter à de véritables terroristes, et vous, vous... vous...
Ma fureur me fait perdre mes mots, et il me faut faire de considérables efforts pour m'empêcher de hurler et d'envoyer valser leur caisse. Mon esprit est noirci de colère, puis, peu à peu, ma conscience redevient claire. Je songe à mon contrat et au trajet : il est trop tard pour faire machine arrière. De plus, Tranelli n'est pas incapable d'avoir mis un autre mercenaire sur le coup, pour s'assurer la réussite de la mission. Chaque seconde est précieuse.
J'attrape alors mes deux protégés par le bras, et les force à monter l'échelle jusqu'au niveau principal. La fraîcheur de cet étage semble les apaiser, eux qui ont passé plus près de deux heures enfermés dans une caisse par 35°C ambiants. D'un geste sec, le visage fermé, je leur ordonne de prendre place sur une banquette défoncée, tandis que me rassois dans mon fauteuil à nano-masseurs.
— Tout le long de la mission, vous aurez interdiction stricte de quitter le Pietra, ordonné-je d'une voix dure et autoritaire. EVE veillera à ce que vous n'en sortiez pas.
— C'est injuste, grommelle Naidis en s'épongeant le front du revers de sa manche. C'est toi qui nous a formés, Ixuliat.
— Nous n'avons pas pris un risque inconsidéré, renchérit sa soeur. Nous savons nous battre, utiliser diverses sortes de pistolets, pirater des dispositifs de surveillance ou de déverrouillage... La preuve, on a intercepté les coordonnées qu'Estrella Tranelli avait envoyé à EVE. Tu vas arrêter des terroristes à Psema-Diri, et tu risques d'avoir besoin de nous.
Je fixe l'itinéraire sur l'écran, en pianotant sur l'accoudoir de mon siège. Il ne reste qu'une vingtaine de minutes avant d'atteindre Thralione. Les paroles de Rihn résonnent dans ma tête, et j'y perçois un sens logique. Peut-être les surprotéger n'est pas la bonne solution ? Mais d'un autre côté, ont-ils vraiment grandi. Je me souviens d'eux enfants, perchés sur une caisse d'armes, leur visage se découpant dans le clair-obscur de notre premier logement — un trou crasseux serait plus exact. Rihn n'avait pas encore de cheveux violets, Naidis n'avait pas encore de problème avec l'alcool. Mais ils étaient déjà plus agiles et forts que tous les autres enfants humains.
— Vingt minutes avant notre arrivée dans l'atmosphère de Thralione, informe la voix monotone d'EVE, alors que son visage holographique se matérialise à côté de moi. Dois-je mettre en place la mesure de confinement pour vos enfants ?
Mes doigts épais effleurent la plaque cartilagineuse de mon crâne, puis descend sur mon visage. Derrière le pare-brise du vaisseau, les étoiles scintillent comme pour m'indiquer le choix à suivre. Je choisis la mission, je choisis la réussite.
— Annule la mesure, je déclare, retenant un soupir.
Il me semble entendre Rihn et Naidis se réjouir dans mon dos, mais j'ignore s'il s'agit bien d'eux ou de mon imagination. Longtemps j'ai écarté ces deux imbéciles d'adolescents du danger de mes missions, mais, en y songeant bien, je les ai surtout éloignés de ce à quoi ils aspirent depuis si longtemps : rendre leur père adoptif fier d'eux.
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