Chapitre 1
-Aðenar, des commandes sont arrivées !
Je quittai la réserve de fer pour me rendre alors dans la forge. J’y vis Arbeid, mon père, aidant un fermier à décharger des outils de sa charrette garée dans notre cour. Sa remorque, attelée à un bœuf, était pleine d’outils en fer détériorés par l’usure et le travail quotidien. Je compris aussitôt qu’il s’agissait de la réparation régulière du matériel de notre voisin éleveur. Tout en le saluant et en finissant de vider le bérot, mon père alluma le fourneau et me donna mes instructions rigoureuses. Quelques instants plus tard, je me retrouvais seul dans l’atelier et dans mes pensées. Bien que marteler le fer soit harassant, il y avait quelque chose d’apaisant. Tandis que j’enlevais la rouille, aiguisais les haches et redressais les fourches, mon esprit s’arrêta une fois de plus sur les rêves de mon enfance, et mon ambition de voyager. C’était ce qui me permettait de m’échapper de mon quotidien à la forge, même si je ne m’imaginais pas faire un autre métier ailleurs. Partir seul à l’inconnu était dangereux et difficile. Ce métier-ci m’ennuyait terriblement par la simplicité des commandes régulières, mais m’assurait un rythme de vie serein. Partir serait quitter cette pérennité, et je n’avais pas encore décidé de ce qui prévalait entre l’excitation du départ et le confort de la stabilité. Et j’aurais adoré apprendre plusieurs métiers, tous si je l’avais pu. Fut un temps où la milice de Miðbjorg, la plus grande cité de Livetjorden, nous commandait régulièrement des pièces d’armures, des armes d’infanterie, requérant une qualité d’ouvrage supérieure et des ornementations qui changeait du bricolage habituel, et ils ne lésinaient pas sur le montant déboursé. C’était en grande partie grâce à eux que nous avions pu amasser autant de richesse et acquérir cette notoriété. Mais depuis les commandes ont réduit drastiquement, forçant à nous cantonner aux réparations et productions de matériels agricoles, ce qui rendit le quotidien basique et répétitif.
Cette vie tranquille, dans ce village très modeste par sa taille et sa richesse, où rien d’extraordinaire ne se produisait me faisait sentir vieux avant l’âge. Les jeunes de mon âge étaient rares, on passait plus de temps avec les adultes, qui ne se souciaient guère de notre fougue, ce qui nous forçait à grandir. Je me voyais déjà fatigué, la barbe blanchie, toujours dans cette forge, à demander à mon fils de réaliser les travaux des voisins, les quelques amis d’enfances restés eux aussi. La routine, l’habitude de recevoir les livraisons de l’extérieur, et la suffisance du village ne poussait pas non plus au départ. Et en prime, tout le monde ici s’en complaisait.
Comme beaucoup de jeunes, je prévoyais de quitter le cadre familial. La plupart le faisait à cause de la mésentente entre les parents et l’enfant, mais moi, je l’aurais plus fait pour voyager. Quitte à partir, autant découvrir le plus de contrées. Mais contrairement aux autres, mon père voulait que je reste pour l’aider à la forge, ce que ma mère critiquait, sans pour autant s’y opposer fermement. Ce n’était pas de gaieté de cœur, il avait juste trouvé l’apprenti parfait pour son affaire. Il faut dire que leur amour pour moi était loin, et je sentais dans leur attitude qu’ils souhaitaient que je prenne mon envol. Au moins n’était-ce pas comme cet ami qui, en pleine nuit, s’était fait chasser par ses parents, ce qui avait réveillé tout le village. Il était parti avec ce qu’il avait sur le dos, et n’a plus donné de signe de vie depuis.
Depuis peu, je commençais à mettre de l’argent de côté en vendant mes services de forgeron à mon nom, et en aidant des cultivateurs à leurs récoltes. Quand la forge était encore chaude pour ne pas gaspiller du charbon, je récupérais aussi des chutes d’aciers de différentes duretés, et j’en faisais des billettes réexploitables. Cette superposition de couches de métal faisait de l’acier feuilleté, un matériau extrêmement résistant, réduisant les faiblesses d’un acier standard. Cependant, cet acier feuilleté était horriblement difficile à façonner, et il en était d’autant plus écœurant de rater une pièce. Mais ce travail de fourmi en valait la peine, car une réalisation de bonne qualité valait beaucoup plus que le même objet en simple acier. Mon père prétend d’ailleurs que certaines armes royales en acier feuilleté qui ont été bien entretenues auraient traversé dix générations ! Peut-être que c’était vrai, ou que ce n’était qu’une légende, le prix, bien réel en revanche justifiait son excellence. Mais les premières choses que j’avais forgé de ces recyclages n’étaient pas à vendre, bien qu’elles auraient pu s’échanger à des prix déraisonnables aux plus prestigieux des guerriers de ce monde.
Mes haches jumelles étaient les choses les plus précieuses que je possédais. Je les avais pensées pour qu’elles offrent un maximum de fonctionnalités. Ma hache gauche avait un fil plus long et plus droit que la normale, tandis que la droite était de taille plus modeste mais à son sommet se trouvait un merlin. Elle pouvait donc servir de masse, ou servir de fendoir. Elles étaient parfaitement équilibrées, et leur trempe leur permettaient même de mordre dans le fer. Ces ouvrages m’avaient demandé des heures de frappe, pour une quantité délirante de charbon, et j’avais angoissé à en trembler en arrivant aux étapes critiques de leur confection. Elles étaient montées sur des manches en hêtre, noircis près du foyer de la forge pour les durcir et huilés, ce qui faisait une longueur d’un de mes bras. Et j’avais confectionné pour l’occasion un harnais en cuir, qui les empêchait de glisser tant que je ne les libérais pas moi-même.
C’était le genre d’ouvrage qui me plaisait de faire, et que je savais faire. Je n’avais pas de grandes qualités, je n’avais pas l’esprit de compétition, l’intrépidité ou autre chose qui aurait fait de moi un conquérant. J’avais juste le sens du détail, tant dans la réalisation que dans la confection et la soif d’apprendre toujours plus. Juste ce qu’il fallait pour faire de l’artisanat digne de ce nom.
Je n’avais cependant jamais encore vraiment eu l’occasion de m’en servir. Elles attendaient sagement, dans ma chambre, le jour où au cours d’une sortie ou d’un voyage je pourrais les porter et les utiliser.
Sa présence, bien qu’elle ne fût pas à mes côtés, me tira de mes rêveries. Idari, mon Høyvesen, était là, je la sentais près de moi. Cependant, personne ne pouvait la voir, et moi seul écoutait sa voix, et elle seule écoutait la mienne, ou plutôt ma voix intérieure, celle de la réflexion. Et, elle savait ce que j’avais dans la tête, mes songes, mes souvenirs, mes intentions, et je savais aussi ce qu’elle pensait comme si elle me transmettait ses idées instantanément, comme une projection de son esprit.
-Il est tard, et vous allez bientôt passer à table. Tu as bien avancé sur les outils du père Hage.
-Oui j’ai l’habitude. Maintenant les outils ça va vite.
-Abandonne pour ce soir, je te sens fatigué... Quelque chose te tracasse ?
Elle me demandait ça en sachant très bien ce que j’avais ressassé toute la journée. Elle voulait que je lui parle de mon ressenti en le formulant avec des mots. Et tandis que je laissais la forge refroidir et rangeais l’atelier, constatant en effet que l’eldurljos, la matière scintillante jetée depuis la Haute-Terre et qui nous éclairait, était retombé et que le ciel était sombre, je lui avouais mes craintes pour mon avenir, ne voyant pas comment ma vie allait pouvoir commencer.
-Si certains s’en sortent en partant de rien, rien n’empêche que tu réussisses aussi, surtout si tu t’y prépares. Et reconnais que tu as de sacrées compétences en ferronnerie, tu trouverais facilement du travail.
-Mais où ? Je ne connais aucun autre ferronnier et je ne saurais pas où aller...
-Tu te tourmentes bien pour si peu.
-On ne sait pas ce qui peut arriver. Qui sait, dans une dizaine de jours je serai parti, ou mort, ou avec ma future femme, ou bien je serai encore dans cet atelier à aiguiser les outils du prochain voisin.
-Et qu’est-ce que tu ferais si cela arrivait ? Si une occasion qui changerait ta vie se présentait ? Te sentirais-tu prêt à partir ?
-Je ne sais pas...
La vie était rude sur Livetjorden, tant par la vie sauvage qui n’hésitait pas à prendre des personnes isolées pour cible que par le reste de la société qui ne se souciait guère de l’esprit de communauté.
Pour couper court à cette discussion qui n’éveillait en moi qu’angoisse et anxiété, je pris le parti de rentrer pour le repas.
Sortant de l’atelier, je traversais notre cours en jetant un coup d’œil à la grande rue principale, sur laquelle s’était construit mon petit village nommé Litensmie. Notre propriété, située dans les hauteurs, dominait la voie et offrait une vue sur la quinzaine d’habitations en contrebas, faisant râler les clients devant remonter la rue, souvent chargés de lourdes pièces en fer. Les lieux étaient déjà déserts, la pénombre et l’humidité retrouvant leur place. Les logis illuminaient délicatement l’extérieur, la lumière chaude de leur âtre s’échappant par les volets.
M’arrêtant à côté de l’entrée de notre maison, je fis couler de l’eau pour rincer la cendre de mes mains, à partir d’une petite cuve perchée possédant un robinet, au-dessus d’un bassin. Ce système bricolé permettait de ne pas salir l’eau, puisée et acheminée depuis la source à un demi lieu d’ici, et l’eau souillée était gardée et utilisée pour ce qui ne demandait pas une eau propre, ce qui réduisait la consommation d’eau et donc réduisait le nombre de voyages à la source. Arbeid m’avait raconté que peu de personnes utilisaient leur ingéniosité pour améliorer leur confort de vie. Ce genre d’installation n’est pas compliqué à mettre en œuvre et ne coûte pas une fortune, et pourtant les gens se fatiguaient toujours à faire des allers et retours incessants ou à consommer plus de ressources que nécessaire.
Je rentrai, sentant l’odeur du ragoût et la chaleur du foyer dont la salle principale était saturée. Par habitude, nous attendions d’être tous attablé pour attaquer le repas, déjà dans les assiettes. Et pour une fois, j’étais le dernier à m’asseoir. Le dîner se déroula sans un mot ni signe de tendresse de la part d’aucun de nous trois pour personne, chacun étant fatigué de la journée de travail et pressé d’aller dormir. La soirée fut courte, le sommeil rapide à venir.
Comme d’ordinaire, l’eldurljos nous réveilla tous les trois. Skadelig, ma mère, partit la première à la tannerie, où elle collaborait avec un cordonnier, et Arbeid alla d’abord chercher les provisions au marché avant de me rejoindre à la forge. Sauf que ce jour-ci, il ne m’y trouva pas.
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