Kean observait sa partenaire endormie. La lumière filtrait au travers des rideaux, accentuant ses courbes. Il les suivait du doigt cherchant à en apprécier le contact.

Une fois de plus, il fut déçu. Le corps nu de la jeune femme ne lui procurait aucun plaisir. Il ne la désirait pas. Non qu’il se soit mépris sur son orientation sexuelle ou ses émotions.

Il était juste incapable d’en ressentir. Lui, elle, les autres, tous étaient dépourvus d’émotions, de sentiments et de sensations. Kean ne pouvait apprécier la douceur de la peau de sa compagne ou se délecter son odeur.

Elles lui étaient inconnues. À ses yeux, elle n’était qu’une enveloppe vide, dépouillée de tout contenu. Il en était de même pour lui et pour le reste des habitants. La seule différence qu’il y avait entre eux et lui venait du fait qu’il ne parvenait à cesser de s’interroger sur sa condition. Tous la prenait pour acquis, pas lui.

Afin de ne pas faire de faux pas dans cette société où l’apparence et l’hypocrisie régnaient en maître, il se conformait à cette comédie. Du moins, il faisait de son mieux.

Cette vie ne lui correspondait pas. Elle était fade, dépossédée de ses charmes. Il avait tenté tout un tas d’actions plus ou moins raisonnables et légales pour lui apporter une quelconque saveur mais n’avait cessé d’échouer.

Alcool, drogue, sexe, blessures, infraction de la loi, rien n’était parvenu à contenter son appétit existentiel. Il ne se sentait pas plus vivant, il avait juste plus de questions. L’angoisse de la situation lui était même épargnée. Calme en toute circonstance, Kean tentait d’analyser les évènements, d’apprendre de ses échecs, mais rien n’y faisait, il recommençait et échouait.

La nuit passée ne sortait pas de l’ordinaire : mécanique et prévisible. À cette pensée, le jeune homme se leva, l’ombre de son corps nu s’étira sur le sol. Il la regarda se demandant ce qui pouvait bien lui attirer les faveurs de la gente féminine. Au fond, il le savait, il ne se sentait pas mieux pour autant. Il s’était d’abord réjoui des avantages que lui offrait sa belle gueule et son physique avantageux puis ses espoirs étaient bien vites tombés. En public comme dans l’intimité, les gens demeuraient des coquilles vides, tout espoir de se sentir vivant s’était envolé.

Depuis, il se contentait d’accepter de temps à autre des propositions afin de rester dans les normes. Il ne tenait pas à attirer l’attention. A quoi bon, on ne ferait que s’interroger sur son cas, non sur celui de la société, il était l’anomalie pas le système.

Il se détourna de son ombre et fixa ses nombreuses cicatrices résultant de ses tentatives pour se sentir vivant. On lui avait mainte fois répété la chance qu’ils avaient de ne pouvoir ressentir la douleur, il l’avait regretté.

Sans s’attarder d’avantage sur son corps, il prit un marqueur et traça une croix de plus dans sa liste d’échecs. Il s’agissait de sa centième ce mois-ci. Ses tentatives étaient de plus en plus fréquentes. Il devait trouver une solution au plus vite. Pour sa santé mentale, mais également pour les autorités qui ne manquaient pas de les surveiller. Il devait trouver une échappatoire, qui lui permettrait de se glisser dans le moule de l'indifférence.

Une journée de plus commençait. Il alluma la télé et retourna s’affaler sur le lit. Des images d’un couple de jeunes mariés tentant d’imiter les réactions de circonstances apparurent à l'écran : cris hystériques pour la femme et attitude attentionnée pour l’homme. Leur famille mimait s’essuyer les yeux avec des mouchoirs de soie brodés, mais aucune larme ne coulait. Tout cela sonnait faux.

Vint ensuite une publicité sur les bienfaits des activités physiques. Des enfants courraient après un ballon. Ils n'y prenaient aucun plaisir. Ils devaient simplement le faire pour répondre aux exigences de la société, même eux ne pouvaient y échapper. Une demi-heure d’activité physique par jour était recommandée alors ils couraient pendant une demi-heure derrière leur ballon.

C’était simple et formel mais dénué de plaisir.

Le froissement des draps, lui indiqua que l’endormie était réveillée. Elle le regarda faussement satisfaite.

— Coucou toi !

Kean se força à répondre. Il adopta un ton chaleureux comme lui avait appris ses nombreux cours de sentimentalogie, la perception d’une personne passait aussi bien par son apparence physique que par sa posture et son ton.

— Coucou !

Comme prévu, la jeune femme ne perçut rien de ses interrogations.

— Passé une bonne nuit ?

Kean devinait sans problème le sous-entendu derrière cette question. Il lui démangeait de lui dire la vérité mais une fois encore, il se contraint à respecter les conventions.

— Une très bonne nuit.

Avant qu’une autre question tout aussi creuse ne lui soit posée, il l'embrassa. Elle se laissa faire dans un gloussement. Il y mit un terme estimant que cela avait assez duré.

Il se releva et entreprit de s’habiller. Il sentit son regard dans son dos. Il n’eut pas besoin de se retourner pour découvrir son expression, un sourire malicieux, une posture aguicheuse, la base. Kean se souvenait l’avoir mainte fois revue dans un cours de sentimentalogie portant sur le désir.

Ce cours n’était rien d’autre qu’une parodie. La complexité du comportement humain était une fois de plus bradée, simplifiée à l’extrême. Il ne restait plus rien de sa saveur originelle. Cette vie était aseptisée. Pour une raison inconnue les Hommes avaient perdu leur humanité. Pour le meilleur ou pour le pire. Kean possédait un avis bien tranché sur la question bien qu’il ait conscience des dérives qui avaient pu exister par le passé.

Ressentir l’environnement pouvait être source d’absurdités, mais ne rien percevoir pouvait très bien conduire à une situation semblable.

Kean secoua la tête tentant de chasser ses questions qui l’obnubilaient nuit et jour, tandis qu’il boutonnait sa chemise, des bras lui enserrèrent le torse.

Même ainsi collé, il percevait à peine son contact, l’épaisseur du tissu n’y était pour rien, s’il n’avait pas vu ses mains se refermer sur son ventre et son ombre s’ajouter à la sienne sur le sol, il n’aurait rien su de sa présence.

— Où vas-tu ?

— Nulle part en particulier, j’ai besoin de m’aérer la tête.

— Tu reviendras pour le cours de sentimentalogie sexuelle ?

Il s’agissait d’une blague de plus aux manuels scolaires. Ce n’était autre que des images pornographiques diffusées dans le but de donner aux citoyens de nouvelles façons de s’amuser. Du point de vue de Kean seule la géométrie des positions changeait, le plaisir lui n’était toujours pas au rendez-vous.

Il paraissait que le plaisir était décuplé si les partenaires observaient la scène au même moment. Kean n’y croyait nullement mais son cas n’était qu’une exception.

Il s’imaginait déjà Rae raconter ça à toutes ses prétendues copines. Ça le surprenait toujours autant de voir comment le commérage avait perduré. Qu’en tiraient-elles si elles ne parvenaient à savourer les informations ?

Il s’abstint de demander et se dégagea de l’étreinte, alors qu’il s’apprêtait à refermer la porte de son appartement, il glissa un mot d’au revoir.

— Fais comme chez toi. Envoie-moi un message pour me rappeler l’heure de diffusion, je t’appelerai pour te prévenir si je pense rentrer à temps.

Rae parue satisfaite et se lova de nouveau sous les draps, le regard rivé sur l’écran.

Kean descendit l’escalier. Il perçut la fraicheur extérieure de par la condensation qu’il exhalait. Le nuage éphémère le replongea dans ses pensées. Il se revit plus jeune. A cette époque, il s’était demandé s’ils étaient réellement humain, une chose était sûre ils en avaient l’aspect et la biologie mais il manquait quelque chose.

Sans s’en rendre compte, ses pas le menèrent devant une boutique d’antiquité, il ne se souvenait pas l’avoir déjà vu auparavant. Cela n’était pas surprenant puisqu’il se contentait généralement de fuir la réalité de ce monde.

Il entra dans la boutique, le son d’une cloche retentit indiquant au propriétaire l’arrivée d’un potentiel client. Kean se retrouva face à un vieil homme. Etrangement, celui-ci lui parut normal, humain, il arborait un large sourire. L’homme remarqua la fixation que faisait Kean sur lui. Il se mit à rire, d’un rire franc non d’une pâle imitation.

— Que puis-je faire pour toi, jeune homme ?

Kean chercha ses mots mais en vain, il avait beau réfléchir, il ne savait ce qu’il faisait en cet endroit.

— Je peux peut-être t’aider. Dis-moi qu’aimes-tu ?

Kean leva les yeux au ciel. Comment pouvait-on poser une telle question ? Il ne chercha pas à y répondre, il ne le souhaitait pas. De toute façon, il ne le pouvait pas, au lieu de ça il fit demi-tour.

L’homme semblait lire en lui.

— Ne te fâche pas, j’ai ce qu’il te faut, suis-moi.

Kean se retourna, le vieil homme paraissait fier de lui. Quelque chose dans cette vision lui déplut, il sentit le besoin de ramener le commerçant à la réalité.

— La colère n’existe pas.

— Vraiment ? Ce n’est pas l’impression que tu donnes. Allez viens.

Kean ne réagit pas, cet homme était si étrange, il semblait vivant, bien vivant. Il rayonnait de lui une énergie que Kean ne connaissait pas. Le jeune homme se surpris à s'interroger sur son interlocuteur. Lorsque le vendeur reprit la parole, il comprit qu'il n'était pas le seul à être intrigué.

— C’est bien ce que que je me disais quand je t’ai vu entrer dans le magasin. Tu n’es pas comme eux.

Kean hocha la tête. Le vieil homme ne parut pas surpris.

— Ravi de voir que ce village n’a pas encore tué toute trace d’humanité. D’ailleurs, savais-tu qu’à une époque ce n’était pas tant notre capacité de raisonnement mais nos émotions qui nous différenciaient des animaux ?

Kean se sentait perdu. Il ne voyait pas où voulait en venir le vieil homme. Il semblait le tester, mais dans quel but ? Il se décida à poser la question qui lui brulait les lèvres depuis tant d’années.

— Qu’est-il arrivé à nos sentiments ? Pourquoi ne pouvons-nous plus en ressentir ?

— Ça c’est une longue histoire mon jeune ami.

— Quelle est-elle ?

— Ne joue pas au martyr. Nous ne sommes pas les seuls à avoir perdu notre essence.