L'Offre et la Demande
13 avril 2021, Agence Lyon Bollier.
Dans la salle d’attente, Lise, vingt-quatre ans, angoisse : il est toujours pénible de patienter quand on ne sait pas à quelle sauce on va être mangée. Sa nouvelle conseillère, elle l’a déjà rencontrée une fois : jeune et dynamique, plutôt avenante, de quoi se sentir en confiance, malgré les mêmes rouages, les mêmes promesses, la mécanique ni rassurante, ni humaine, d’un entretien éclair.
Depuis que cette satanée ordonnance est passée au gouvernement, le sommeil de Lise est perturbé : elle sait que trois offres lui seront remises lors de son rendez-vous. Des offres auxquelles elle devra répondre sous peine d’une radiation. Des offres qui n’ont rien à voir avec son diplôme en marketing international, vivement conseillé par les cabinets d’analyses les plus réputés et autres sites internet assermentés. Des offres somme toute ingrates : faire le ménage dans des usines en zone industrielle, la plonge dans ces restaurants de chaine qui ne respectent en rien les protocoles d’hygiène en vigueur… Des offres qu’elle redoute. Plus aucun secteur attractif ne recrute, c’est un fait.
Faisant fi de toute bonne volonté, de cet optimisme qui la rend attachante, elle s’acharne à y répondre, inventant des compétences qu’elle n’a pas, cherchant des parallèles entre tous les petits boulots qu’elle a dû subir pour survivre, lesquels alourdissent son Curriculum Vitae. Désormais, ce dernier ne ressemble plus à rien. Pour faire un peu de place dans cet ensemble de données composites elle a même dû retirer sa photo : un de ces principaux arguments pour les métiers d’accueil qu’elle convoite. En lieu et place de celle-ci, un QR code qui, scanné, donne toutes les informations sur elle : son adresse, ses téléphones, son IP, l’identité des sociétés qui l’ont employée, ainsi qu’une note de satisfaction pour chacun des petits jobs qu’elle a effectués, assortie d’un commentaire en 140 caractères.
Lise ne comprend pas comment, avec moins de 50 000 offres pour 7 millions de demandeurs d’emploi, ces conseillers qui tiennent tous le même discours parviennent toujours à dénicher quelques offres de nulle part : c’est cela qui l’angoisse profondément. Autrefois, ils peinaient à les sortir d’après sa mère, à cause de ces satanés codes rome, des distances à parcourir, des expériences demandées. Désormais, le conseilleur choisit en fonction de son humeur, quand il n’a pas ses têtes. Enfin, c’est ce que prétendent les rumeurs. Les rendez-vous ne durent qu’un quart d’heure et comme une bonne nouvelle en entraîne souvent une mauvaise, ils sont devenus hebdomadaires ; une mécanique bien huilée qui fait baisser le taux de chômage de 1% chaque mois !
« Madame Faure ?
- Oui, bonjour. »
Enfin - ou hélas - c’est son tour.
Lise se lève, serre cette main délicatement manucurée qui lui est tendue, une manucure dont elle rêve après avoir travaillé la terre ces derniers jours, dans une coopérative. Ce travail de quelques heures témoignait de sa bonne volonté et de son implication dans une recherche d’emploi active. Non, Lise ne lambine pas. Travailler au moins un jour par mois, c’est désormais le minimum requis pour conserver son chômage : 700 euros mensuels.
La conseillère lui adresse un sourire lumineux, un regard franc, lors même qu’elle pense en son for intérieur : encore elle, je pensais m’en être débarrassée ! Je lui ai fourni trois offres la semaine dernière dont une de plonge dans un restaurant : c’est à la portée de n’importe quel débile venu ! Avec les réformes Macron, elle devrait retrouver du travail vite fait : elle est vive, très jolie… Qu’est-ce qu’elle fabrique ? Sans doute fait-elle partie de ces tricheurs qui envoient des lettres de motivations dissuasives pour garder leur statut de chômeur. Finalement, le revenu mensuel dégressif n’a rien changé ! Ces individus sont comme des tiques sur la carcasse morte d’un chien, à profiter du système. À ce rythme-là, ce n’est pas demain la veille que je vais donner une offre en circuit fermé, réservée pour les demandeurs les plus méritants !
« Asseyez-vous. »
Lise s’exécute et prend place sur cette chaise peu confortable, imbibée de l’odeur crasseuse d’un autre : une effluence peu agréable qui lui rappelle celle du métro. Elle répond aux questions de la conseillère, toujours les mêmes : est-ce que ses informations personnelles ont changé ? Est-ce qu’elle a travaillé ? Si oui, où, quand, comment, combien de temps ? Cette dernière note les réponses scrupuleusement, en tapotant sur le clavier si lentement que cela exaspère Lise. Elle se verrait bien à sa place : elle tape dix fois plus vite, fait trois fois moins de fautes. Le monde, pense-t-elle, est vraiment mal fichu !
Lise lui raconte, en peu de mots, son dernier petit boulot. Celui qu’elle a trouvé elle-même grâce à son propre réseau vegan. Cela agace fortement la conseillère qui, d’un doigté enfin leste, ne tarde pas à trouver des offres et ne l’écoute même plus : le fait que Lise ait déniché un emploi sans son aide est fâcheux, puisque cela impacte sa courbe de performance et peut, à terme, l’empêcher d’accéder à sa prime de fin d’année. Il est donc important de cibler un peu mieux et de reléguer sa sympathie au vestiaire. Quelques secondes lui suffisent : une expertise éclair, la force de l’habitude.
« Votre bilan est enregistré. Les offres de la semaine vont bientôt être imprimées ! J’espère que vous trouverez chaussure à votre pied, Madame Faure. Veuillez noter que si vous n’en décrochez aucun, je serais dans l’obligation de vous inscrire à une évaluation en milieu de travail pour valider votre pertinence sur le marché de l’emploi. Si vous refusez, ou si les résultats ne sont pas probants, vos allocations seront suspendues pendant six mois.
- Bien, je comprends. Je ferai mon possible, » murmure Lise.
Alors que la conseillère reporte consciencieusement le numéro des offres dans le dossier de Lise, cette dernière attend qu’elle lui fournisse les quatre malheureuses feuilles A4 qu’elle a eu du mal à imprimer. Lorsqu’elles lui sont enfin remises, le rendez-vous est terminé : nul besoin de chipoter, fini les tergiversations et la mauvaise foi des demandeurs d’emploi ! Grâce à ces nouvelles mesures, que certains médias considèrent encore comme répressives, l’offre et la demande est devenue plus limpide. Tout le monde y gagne : les entreprises recrutent plus facilement en fonction de leurs besoins, même ponctuels, les chômeurs retrouvent du travail plus rapidement, et, le cas échéant, ne pompent plus autant les caisses de l’État. 15 minutes chrono : du sur mesure !
« Je vous revois la semaine prochaine, même jour, même heure. Passez une excellente journée !
- De même, merci ! »
En sortant du bureau, Lise, la boule au ventre, regarde le descriptif des offres. La première, étonnamment familière, n’est autre qu’un CDD dans un fast food fort réputé. Un remplacement de congé maternité, à n’en point douter, vu la durée de un mois. La seconde, qui manque de la faire vomir puisqu’elle est végétalienne, consiste à travailler dans une boucherie et dépecer du cochon à la chaine. Quant à la dernière, elle est plus cochonne encore :
« Vous rêver de devenir Star ? Capable et motivé(e), vous aimez vous exprimer ? Nous recherchons des hommes et des femmes pour des tournages pornographiques. Nous privilégions des acteurs inconnus du secteur. Nous sommes spécialisés dans le sans capote. Envoyez CV avec photos, nu intégral et mensurations, ainsi qu’un dépistage complet. Un attrait pour le sexe est un gros plus.
Contrat : CDD.
Temps de travail : 6 heures, réparties sur 2 jours.
Rémunération : SMIC horaire. 6,66 euros l’heure. »
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