Wiseagar se réveilla en sursaut quand on tambourina sur sa porte. L'esprit embrumé, il se leva, tituba et retira la chaîne qui la retenait fermée. Le patron de l'auberge se tenait devant lui, aussi large que l'embrasure et le regardant du haut de ses deux mètres.

- Il est sept heures et vous n'avez plus d'argent, partez, aboya-t-il.

Le capitaine voulut lui répondre qu'il était en droit de profiter de sa chambre encore trois heures au moins, mais se retira devant son air menaçant. Toujours à moitié endormi, il bafouilla des excuses confuses et s'empressa de réunir ses affaires sous l’œil impatient du géant.

Il n'était pas huit heures qu'il se retrouvait à la rue, sans un sou, et sans savoir où aller. Il lui fallait absolument trouver un moyen de regagner de l'argent. Quelques rations traînaient encore dans son sac, mais il n'avait même plus de quoi se payer la moitié d'un verre. Rien qu'à cette idée, sa gorge s'assécha et l'envie de boire devint une obsession. Dépité, il fixa un long moment la devanture, perdu dans les méandres de ses pensées, occupé à réfléchir à la tournure que sa vie prenait, quand il aperçut le tableau d'affichage. Poussant un soupir, il s'en approcha et éplucha les annonces placardées. De la part du boucher, « Chien perdu », une autre « Donne cours d'alchimie », ou encore « Club d'échec cherche membres »... Wiseagar soupira de plus belle quand un papier à moitié déchiré retint son attention.

« Pour aventuriers aguerris : escorte du joyau pourpre. Par Kis'Krom Lehdur. Récompense : 100 pièces d'or. RDV Auberge de la Souris qui tousse, premier jour de la mousson, 9h. »

Parfait, ça ne pouvait pas mieux tomber ! Le gain ne faisait pas rêver, le joyau en revanche, oui. Combien valait-il ? Deux mille, Trois mille pièces d'or peut-être ? Une lueur d'excitation s'installa dans son regard tandis qu'un regain d'énergie le revigora. Rien qu'avec ça, il pourrait payer la moitié de la rénovation de son navire, qu'il estimait approximativement à cinq mille pièces d'or. Il se dirigea d'un pas décidé et le torse bombé vers l'auberge, priant pour avoir été le seul à consulter l'annonce.

Bien qu'il fût encore tôt, il préféra entrer et s'installer à une table plutôt qu'attendre dehors, seul dans une ruelle déserte. Un homme ivre dormait sur le comptoir, entouré de verres vides et grognant des semblants de mots, pendant que deux autres, attablés, parlaient avec un fort accent en mangeant leur petit déjeuner. À son arrivée, le patron s'empressa de le rejoindre. Petit et rond, il épousait à la perfection la forme d'un tonneau et malgré son épaisse moustache, un large sourire se distinguait.

- Bienvenue à l'auberge de la Souris qui tousse, en quoi puis-je vous être utile ? L'aborda-t-il d'un air obséquieux.

Il essayait sans grand succès d'imiter la classe bourgeoise, sans doute pour donner un certain cachet à son établissement qui ne payait pas de mine. Wiseagar réfléchit un instant : ruiné, il arrivait tout de même qu'une avance soit délivrée. Il haussa les épaules.

- Qu'avez-vous à boire ?

- Hé bien, j'ai une très bonne bière que je brasse moi-même, je l'ai appelée... la bière de La Souris. Et La Souris, c'est moi.

Affligé, il se contenta d’acquiescer. Le patron redoubla son sourire et se dépêcha de lui apporter sa commande. Le liquide n'eut le temps de couler dans sa gorge que le capitaine regretta avec amertume son choix et força un sourire devant le petit homme qui attendait une réaction. Le goût de pisse tiède imprégnait sa bouche, mais soucieux de faire bonne figure, il la finit d'une traite pour toute réponse. S'en suivit une longue quinte de toux. Le nom de l'auberge prit alors tout son sens.

- À ce que je vois vous aviez soif, je vous en ressers une ?

- Non, ça ira, déclina-t-il avec politesse, frissonnant à l'idée d'en reboire une seule gorgée.

- Vous êtes sûr ? Quelque chose à manger peut-être ?

- Non, j'attends quelqu'un, merci.

- Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à votre entière disposition.

Il rejoignit son comptoir et essuya une série de verres – gras, on pouvait le voir de là – tout en gardant un œil sur ses clients. Ce ne fut qu'une heure plus tard qu'un homme, vêtu de noir, entra à son tour et salua le gérant de la main.

- Comme d'habitude ? lui demanda-t-il tout sourire.

- Pas cette fois.

Il s'assit à sa table sans aucune hésitation et le dévisagea avec insistance. Wiseagar se raidit, mal à l'aise.

- Donnez-moi le papier, ordonna l'étranger.

Le capitaine tira de sa poche l'annonce froissée et la lui tendit.

- Bien. On va attendre que tes deux homologues arrivent.

- Comment ça, mes deux homologues ? s'indigna-t-il.

- Tu croyais vraiment que tu étais seul sur ce coup ?

Merde, son plan consistant à récupérer le joyau ne pourrait plus fonctionner ! Il lui faudrait trouver un moyen de se débarrasser de ses deux équipiers, dans ce cas. Le capitaine croisa les bras sur sa poitrine et attendit avec impatience que les autres se montrent.

Une silhouette massive se dessina dans l'embrasure de la porte, l'air perdue, puis s'avança. Un orque se dirigeait à présent vers leur table. Wiseagar l'observa, méfiant, et faillit tomber de sa chaise en le reconnaissant. Comment état-ce possible ?!

- Toa ?! s'écria la créature.

Toute la rage du monde se répercuta dans sa voix puissante et s'en suivit des grognements gutturaux. Le capitaine ressentit aussitôt une énorme frustration en reconnaissant sa bourse qui pendait joyeusement à la ceinture du monstre. Son sang bouillonnait et ses poings se serraient, prêts à frapper la table et à l'envoyer valser s'il le fallait.

- Messiers, si l'envie vous prend de vous étriper, faites-le. Mais quand je serai parti.

L'homme en noir les calma d'une phrase. Son ton froid et autoritaire ne donnait guère envie de le défier. L'orque rejoignit la table et continua à grommeler, non sans cacher sa piètre humeur. Wiseagar prit sur lui pour ne pas l'en éjecter et se contenta de le foudroyer du regard. Focalisé sur sa Némésis, il ne remarqua même pas l'entrée de son deuxième compagnon et ne prit conscience de son arrivée que lorsqu'il s'assit à leurs côtés.

- Vous êtes Kis'Krom Lehdur ?

Sa voix résonna et lui parut familière. Le capitaine détourna enfin les yeux de l'orque et remarqua la jeune femme vêtue d'une longue cape noire et d'une capuche qui cachait en partie ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Il leva les sourcils, surpris. Combien y avait-il de chances qu'il se retrouve aux côtés de l'orque qui l'avait soulagé du poids de sa bourse et de cette jolie donzelle qui l'avait rejeté la veille ? Aucune, sans doute ! Elle avait parlé d'une voix basse et semblait méfiante, la main à sa ceinture, comme si elle s'apprêtait à dégainer.

- Je ne suis qu'un intermédiaire. Si cela ne vous dérange pas, on peut commencer ? Je n'ai pas que ça à faire.

Toute son attention reportée sur la nouvelle venue, il remarqua qu'elle se décrispa à sa réponse. L'homme ne perdit pas de temps et présenta la mission.

- Je viens de la part de mon patron. Un magnifique objet qui lui revient de droit est gardé à trois villages d'ici et c'est à cette adresse que vous devrez le récupérer.

Il sortit un papier chiffonné d’une des poches de sa chemise et le leur présenta.

- Vous vous rendrez dans la maison du commissaire-priseur Nyl O'dyx. Il est réputé pour organiser des enchères de luxe et sa dernière ne s'est pas déroulée dans les règles. Mon patron a payé et attend son gain depuis trop longtemps à présent. Il s'agit du joyau pourpre. Nul doute que vous le reconnaîtrez en le voyant. Vous saurez me trouver à votre retour. Je vous donnerai les cent pièces d'or à deux conditions : que vous me remettiez le vrai joyau et que vous reveniez tous les trois en vie.

Il avait appuyé le mot « vrai » avec fermeté tout en les fixant chacun leur tour. De toute évidence, il saurait l'expertiser.

- Le village se trouve à deux jours d'ici, le voyage sera long, une avance ne serait pas de trop, se permit de demander Wiseagar.

- La seule avance que tu auras sera le prix de ta consommation.

Conscient que la quête serait difficile sans un seul sou, il insista.

- C'est une belle attention, mais ce ne sera pas suffisant.

- Il me semble que je suis déjà assez généreux avec mon offre.

Le capitaine se renfrogna. Le bougre ne changerait pas d'avis, ce qui ne faisait pas ses affaires.

- Sur ce, je vous laisse. Nous nous reverrons seulement si votre mission est un succès.

Il quitta l'auberge en saluant La Souris. La jeune femme se leva, imperturbable.

- Bon, il faudrait s'y mettre, je n'ai pas de temps à perdre.